Modèles mathématiques et réalité

Qu’est ce que la “Réalité” ? Existe-t-elle seulement ? Que signifie le verbe “exister” de la proposition interrogative précédente ? Que le lecteur allergique aux discussions philosophiques se rassure, nous n’allons pas continuer longtemps dans cette direction. Cependant, pour ne pas nous enliser dans de faux problèmes sémantiques et pour bien apprécier en quel sens nous comprenons ou prétendons comprendre les phénomènes naturels (y en a-t-il qui ne le soient pas ?) il nous faut apporter une réponse pragmatique aux questions précédentes et tenter de définir les mots eux-mêmes que nous utilisons.

Le point de vue adopté par l’auteur est le suivant :

Il est impossible de donner une signification quelconque à la phrase suivante : La Réalité est. L’auteur croit cependant en l’existence d’une réalité objective dont la nature est indépendante de l’analyse qui peut en être faite. Malheureusement, il s’avère également impossible de donner un sens raisonnable à l’assertion précédente. La croyance de l’auteur est donc un acte de foi au sens métaphysique du terme. On pourra donc utiliser le mot “phénomène” comme synonyme du mot “réalité”, le vocable en question étant lui-même non défini.

La description d’un phénomène, quel qu’il soit, fait toujours appel aux mathématiques, même si le spectateur n’en est pas conscient. Ainsi, déclarer que deux individus font partie de la même lignée (au sens héréditaire du terme) signifie qu’on assimile –peut être inconsciemment– les individus en question aux éléments d’un ensemble sur lequel on a défini une relation d’ordre partiel. De la même façon, la traversée d’un terrain par un ballon de foot-ball est un phénomène admettant une description (en fait plusieurs) dont la nature est essentiellement mathématique. Par exemple, on peut considérer la trajectoire d’un point traversant un rectangle en ligne droite. Il existe cependant une description du même phénomène ou le ballon n’est plus un point mais une sphère et ou le terrain n’est plus assimilé à un rectangle mais une figure géométrique plus complexe (coins plus ou moins arrondis, côtés plus ou moins parallèles etc.) On peut d’ailleurs continuer dans ce sens et tenir en compte l’existence de creux et de bosses sur la surface du ballon, de la couleur etc. Les humains n’ont pas besoin de suivre des cours de mathématiques supérieures pour apprécier un match de foot-ball, mais il est important de constater l’aptitude de l’esprit à créer inconsciemment des modèles mathématiques relativement élaborés pour analyser l’expérience quotidienne. Notons enfin qu’un phénomène donné possède d’ordinaire plusieurs descriptions mathématiques (et même une infinité).

La croyance en l’existence d’une réalité objective n’a aucune importance pratique ; seule compte l’ensemble de ses descriptions mathématiques. En effet, lors de l’analyse d’un phénomène (la traversée de la cour par un ballon de foot-ball), nous pouvons adopter les deux points de vue suivants. 1) La traversée de la dite cour par le ballon en question est un phénomène “réel” dont nous pouvons donner une quantité de descriptions mathématiques compatibles, et il est d’ailleurs possible de préciser la notion de compatibilité des descriptions. 2) La traversée de la dite cour par le ballon en question est en fait définie par un ensemble (infini) de descriptions mathématiques compatibles. Peu importe que nous adoptions l’un ou l’autre de ces deux points de vue, car si un aspect d’un phénomène n’est pas mathématiquement modèlisable, cet aspect relève –presque par définition– de la métaphysique et il n’est pas clair qu’on puisse y attribuer un sens (même si on a envie de croire sans comprendre). On peut se convaincre du fait que l’exercice classique de méditation sur le thème de la chaise (Quelle est cette chaise ? Quelle est sa fonction ? Quelle est sa nature ? Quelle est son histoire ? etc.) est complètement modèlisable en termes mathématiques...

Pour nous, un phénomène est donc défini par l’ensemble de ses descriptions mathématiques. Du point de vue linguistique, on devrait peut-être distinguer en général le phénomène lui-même (concept assez flou) de sa description mathématique – ou plutôt, de ses descriptions mathématiques. On peut alors parler de modélisation du phénomène, mais il faut bien voir que c’est la modélisation elle-même qui rend le phénomène accessible à l’analyse. Le modèle mathématique, qu’il soit choisi consciemment (par un physicien, par exemple) ou inconsciemment (par exemple, par un spectateur du match) apporte avec lui son propre langage, c’est à dire les mots qui permettent à l’observateur de se poser des questions à propos du phénomène qu’il contemple. Chacun de ces mots est censé être susceptible d’une traduction mathématique précise dans un cadre formel — que l’observateur ne défini pas nécessairement — faute de quoi, les mots en question sont simplement vides de sens. Il faut bien être conscient du fait que la phrase “mais que se passe-t-il vraiment ?” posée par le profane repose sur la croyance en une réalité objective, réalité qui, de notre point de vue, échappe à toute analyse scientifique.

Qu’en est-il donc de la distinction entre physique et mathématiques ? Pour nous, dire qu’une figure dessinée sur une feuille de papier est un triangle, c’est “faire de la physique” : le triangle est une notion abstraite appartenant au monde des mathématiques, associer cette notion au dessin qu’on a sous les yeux est un travail de physicien. Dans un genre différent, supposons qu’on fabrique des “choses” avec un canon à électrons qu’est ce donc qu’un électron ? On peut dire que c’est une petite boule, on peut dire que c’est une fonction (complexe) –une onde !–, on peut dire que c’est une section d’un certain espace fibré vectoriel (un “champ de Dirac”) ou que c’est un élément d’un module projectif de type fini sur une algèbre non nécessairement commutative Toutes ces descriptions sont mathématiques et la première (la boule) est la plus simple du point de vue du bagage mathématique utilisé mais toutes ces descriptions sont également “vraies” et apportent avec elles leur propre langage. Il y a des questions qu’on ne peut poser qu’après avoir choisi une certaine description. C’est ainsi que les mathématiques sont nécessaires à la description de ce que nous appelons les phénomènes naturels (conséquence immédiate : si vous avez des difficultés en physique, c’est que vous n’avez pas proprement assimilé les mathématiques nécessaires !). La physique consiste essentiellement à habiller le phénomène de notre choix avec des mathématiques appropriées et c’est cet habillage qui rend les choses accessibles au discours. C’est là quelque chose qu’il ne faut pas oublier mais il faut avouer qu’il est néanmoins commode de vivre en faisant “comme si” on croyait à l’existence d’une réalité objective ! On pourrait aussi passer au cran supérieur et se demander si les mathématiques elles-mêmes “existent”. Il n’est pas clair que la phrase ait un sens mais il est certain que, de la même façon qu’il est commode de croire en l’existence d’une réalité physique objective, il est également commode de croire en l’existence d’une réalité mathématique qu’il s’agit pour nous de découvrir (comme un explorateur dans la jungle ou comme un physicien expérimentateur). Les chapitres qui suivent présentent des concepts mathématiques. Indépendamment de la beauté ou de l’élégance intrinsèque des concepts en question, nous voulons attirer l’attention du lecteur (même s’il n’est pas physicien) sur le fait que ces concepts jouent un rôle majeur dans l’“habillage” contemporain des théories physiques, et que, dans de nombreux cas, ces concepts sont eux-mêmes issus de considérations relevant de la physique théorique.