Avant d’arrêter là ces considérations épistémologiques pour passer à notre premier chapitre consacré à l’étude des variétés différentiables, nous voulons dire un mot sur la distinction entre physique classique et physique quantique, en parallèle avec la distinction entre “mathématiques commutatives” et “mathématiques non commutatives”. Cette remarque risque de n’être comprise que par les lecteurs ayant déjà une certaine familiarité avec les sujets mentionnés mais le lecteur intéressé pourra peut-être relire ce commentaire en y revenant un peu plus tard. Les mathématiques commutatives (la géométrie commutative en particulier) s’occupe des propriétés mathématiques des “espaces” (théorie de la mesure, espaces topologiques, différentiables, riemanniens, homogènes, possédant une structure de groupe…) Pour le physicien, ces espaces fournissent un modèle mathématique concernant le système qu’il a choisi d’étudier et toutes les quantités qui l’intéressent peuvent être décrites à l’aide d’une classe appropriée de fonctions définies sur de tels espaces. Il se trouve que les propriétés des espaces en question peuvent elles-mêmes être codées en termes des propriétés de ces algèbres de fonctions ; il s’agit là d’un résultat profond dont l’expression précise est due à Gelfand (voir chapitre 6). Le vocable “mathématiques commutative” vient du fait que toutes ces algèbres sont des algèbres commutatives pour les lois d’addition et de multiplication des fonctions. Attention, de ce point de vue, la théorie des groupes de Lie (voir plus loin) –groupes qui ne sont pas, en général, commutatifs– fait partie des “mathématiques commutatives” car l’algèbre des fonctions (à valeurs réelles ou complexes) définie sur un groupe est une algèbre commutative ! Les “mathématiques non commutatives”, au contraire, s’occupent des propriétés d’algèbres qui ne sont pas commutatives et des objets qui généralisent les constructions usuelles lorsqu’on remplace les algèbres de fonctions (et les “espaces” eux-mêmes) par des algèbres d’opérateurs. Les quantités qui intéressent le physicien ne sont plus alors codées par des fonctions numériques mais, typiquement, par des opérateurs agissant dans des espaces hilbertiens. Il est inutile d’en dire plus à ce niveau mais nous effectuerons deux remarques. La première est terminologique : un physicien dit qu’il fait de la physique classique lorsqu’il utilise des mathématiques commutatives pour décrire un phénomène (ce qui, philosophiquement, revient à le définir ! Voir la discussion précédente) et de la physique quantique lorsqu’il utilise des mathématiques non commutatives (idem). La seconde remarque a trait au contenu de cet ouvrage : il traite de géométrie, et la plupart du temps de géométrie utilisée en physique fondamentale, cependant il s’agira presque toujours de géométrie commutative, vocable englobant d’ailleurs toute la géométrie, au sens usuel du terme, qu’elle soit euclidienne ou non. Du point de vue de la physique, nos constructions correspondront donc à des constructions de théorie classique des champs (même s’il nous arrive de parler de quarks ou d’électrons de Dirac) et non de théorie quantique des champs.
Le dernier chapitre est une introduction aux “mathématiques non commutatives” (un point de vue assez particulier sur la théorie des algèbres associatives) et présente quelques notions fondamentales relevant de le géométrie différentielle non commutative. Ce dernier chapitre pourrait donc aussi s’intituler : Introduction à la géométrie quantique.