1.12 Divers

Nous regroupons dans ce paragraphe un certain nombre de notions et de commentaires qui peuvent être considérés comme un peu moins élémentaires que ce qui précède ; cela ne signifie pas qu’ils sont moins “importants” mais simplement que nous utiliserons peu ou pas ces concepts dans la suite de l’ouvrage. On se contente donc ici de présenter quelques définitions de façon à suggérer au lecteur des lectures plus approfondies et à donner quelques idées intuitives.

1.12.1 Compléments sur les dérivations d’algèbre

L’ensemble des dérivations de l’algèbre associative A se note DerA. Rappelons qu’une dérivation est une application linéaire v de A dans A telle que v[fg] = v[f]g + fv[g] avec f,g A. Il est facile de voir que la somme de deux dérivations est une dérivation, par contre le produit de deux dérivations n’est pas une dérivation (dans les cas où on peut le définir, c’est un opérateur du “second ordre” ). Il est intéressant de savoir si l’opérateur w défini par w = hv avec h A et v DerA est, ou non, une dérivation. En d’autres termes, on veut savoir si l’espace DerA est stable lorsqu’on multiplie (à gauche) ses éléments par des éléments de A. Dans l’affirmative, on dit que DerA est un module sur A. La réponse est oui, mais seulement dans le cas où A est commutative. En effet, prenons f et g dans A. Alors, (hv)[fg] = h(v[fg]) = h(v[f]g + fv[g]) = hv[f]g + hfv[g] mais (hv)[f]g + f(hv)[g] = hv[f]g + fhv[g]. Ces deux expressions ne coïncident que si hf = fh.

Conclusion : L’ensemble des dérivations d’une algèbre associative n’est pas, en général, un module sur cette algèbre, sauf si cette cette dernière est commutative. Il est facile de voir que DerA est un module sur le centre de A, centre qui peut être assez petit...

Par contre, l’ensemble des dérivations est toujours une algèbre de Lie : on peut y définir une loi de composition interne (notée [, ]) non associative et anti-commutative ([u,v] = -[v,u]), qui vérifie l’identité suivante (l’identité de Jacobi) :

[u,[v,w ]] + [v,[w, u]] + [w,[u,v]] = 0

Rappelons que l’ensemble des champs de vecteurs sur une variété n’est autre que l’algèbre de Lie DerC(M).

Le fait que l’ensemble des dérivations de A soit un module sur A lorsque A est commutative admet une généralisation supersymétrique. Supposons que A soit une algèbre Z Z2-graduée. Chaque élément a de A peut donc s’écrire comme somme d’un élément pair (#a = 0) et d’un élément impair (#a = 1). On définit les dérivations graduées (ou super-dérivations ) des algèbres Z Z2-graduées comme les dérivations usuelles, mais en introduisant un signe. On dit qu’une super-dérivation est paire si c’est une dérivation, au sens usuel du terme. On dit qu’une super-dérivation est impaire si c’est une application linéaire de A dans A telle que v[fg] = v[f]g + (-1)#ffv[g]. On introduit donc alors une Z Z 2 graduation pour les super-dérivations et on réunit les deux types de formules de la façon suivante :

|-------------------#v#f------|-
v[fg]-=-v[f]g +-(- 1-)---fv[g]--
avec f,g A. En pratique, il suffit d’utiliser la règle dite “Règle de Milnor” disant qu’il faut introduire un signe “-” chaque fois qu’on doit commuter deux éléments impairs.

L’ensemble des super-dérivations d’une algèbre A ne constitue pas, en général, un module sur A, sauf lorsque A est commutative graduée (on dit aussi super-commutative ), c’est à dire lorsque fg = (-1)#f#ggf. Par contre l’ensemble des dérivations graduées constitue toujours un module sur le super-centre de A (l’ensemble des éléments de A qui commute – au signe près – avec A) et il constitue également une super-algèbre de Lie , c’est à dire que les dérivations graduées super-anticommutent :

|-----------------------|
[v,w ] = - (- )#v#w [w, v]
-------------------------
et vérifient l’identité de Jacobi graduée
|-------------------------------------------------------------|
|   #u#w                #w#v                #v#u              |
-(--)----[u,[v,w-]] +-(- )----[w,[u,v]] +-(--)---[v,[w,-u]]-=-0-

1.12.2 Cohomologie de De Rham

Nous avons vu que l’opérateur d satisfait d2 = 0 et envoie ΩkM dans Ωk+1M. Soit Zk le noyau de d, c’est-à-dire Zk = {ω ΩkM tq dω = 0}. Les éléments de Zk sont appelés cocycles de De Rham de degré k (ou formes fermées). Soit Bk l’image par d de Ωk-1M dans ΩkM, c’est-à-dire Bk = {ω ΩkM tq τ Ωk-1 avec ω = }. Les éléments de Bk sont les cobords de De Rham de degré k ou formes exactes . Le fait que d2 = 0 implique l’inclusion Bk Zk.

Il résulte de la linéarité de d que Zk et Bk sont stables par addition, ce sont donc des groupes abéliens ; on peut alors considérer le groupe quotient Hk = Zk∕Bk qu’on appelle groupe de cohomologie (de De Rham) de degré k. On peut calculer, pour toute variété, les groupes H0,H1,,Hn. Ces groupes fournissent, en quelque sorte une “mesure” de la non-trivialité de la topologie de la variété M. En effet, tous ces groupes sont triviaux (se réduisent à l’élément neutre 0) dans le cas de l’espace numérique I Rn, ce que le lecteur sait déjà puisque, dans un autre contexte, celui de la théorie des équations différentielles sur I Rn, on montre de façon élémentaire que, pour résoudre une équation df = 0, il faut poser f = dg (Lemme de Poincaré).

1.12.3 Homologie de De Rham

La définition de l’homologie de De Rham est plus délicate que celle de la cohomologie. De façon à en donner une image intuitive, disons qu’on s’intéresse à des “morceaux” de la variété M (comptés possiblement avec multiplicité). Un tel morceau C (techniquement une chaîne ) peut avoir un bord (le bord d’un disque est un cercle) ou pas de bord (le bord d’un cercle est nul). On peut formellement additionner les chaînes (avec des coefficients réels, dans le cas présent). On définit alors un opérateur bord , de carré nul lui aussi (2 = 0, le bord d’un bord est nul) et on peut considérer les cycles (chaînes C dont le bord ∂C est nul) et les bords (chaînes C qui sont le bord de quelque chose C = ∂D).

Tous les bords étant des cycles, on peut là aussi considérer les cycles Zk de dimension k modulo les bords Bk et définir les groupes d’homologie Hk = Zk∕Bk. De façon générale, on parle de cohomologie lorsqu’on a un opérateur de carré nul (tel d) dont l’action sur un espace vectoriel Z Z-gradué fait croître le degré d’une unité et d’homologie lorsqu’on a un opérateur de carré nul (tel ) dont l’action fait décroître le degré.

Paradoxalement, la définition de d est plus simple que celle de (nous avons passé cette dernière sous silence) alors que l’action de est plus intuitive, plus “visuelle” que celle de d. Le lien entre les deux est fournit par le théorème de Stokes : de façon générale on peut intégrer les k-formes sur les k-chaînes et on a la propriété

∫-------∫-----|
-∂C-ω-=--C-dω--
qui généralise la relation bien connue des physiciens de première année de nos universités Σ-→E.d-→s = V div-→Eoù la surface Σ est le bord du volume V et où l’intégrale représente le “flux sortant” du champ électrique -→
E. La dualité entre homologie et cohomologie s’écrit très simplement dans le cas des variétés compactes ; dans ce cas, on démontre que Hk est isomorphe à Hn-kn est la dimension de la variété. Le support visuel intuitif suffit, en dimension 2, pour calculer l’homologie (et donc la cohomologie) de quelques variétés très simples. C’est ainsi que, pour la sphère S2 on a H0(S2) = H 2(S2) = I R et H 1(S2) = 0 (tout cercle tracé sur la sphère est le bord de quelque chose), alors que pour le tore T2, on a H 0(T2) = H 2(T2) = I R mais H1(T2) = I R I R : les deux générateurs de H 1(T2) correspondent respectivement aux deux types de cercles qu’on peut tracer sur un tore et qui ne “bordent” rien, c’est-à-dire “ceux qui font un tour”. On appelle nombres de Betti de la variété M, la dimension bp de Hp(M) considéré comme espace vectoriel.

1.12.4 Espace des p-vecteurs

Nous avons choisi de développer la notion de produit extérieur en partant du fibré cotangent , c’est-à-dire que nous avons considéré des produits tensoriels complètement antisymétriques de vecteurs covariants. Ceci nous a amené au concept de forme différentielle. Nous aurions pu faire de même en partant des vecteurs contravariants. Le formalisme est très semblable et les objets contravariants Ωp(M) correspondant aux formes différentielles Ωp(M) sont simplement baptisées “p-vecteurs”. On peut alors bien entendu évaluer une p-forme sur un p-vecteur, le résultat étant une fonction sur M.

1.12.5 Espace des courants de De Rham

Le lecteur est sans doute déjà familier avec la notion de distribution. Pour les fonctions numériques sur un compact de I Rn les distributions sont définies comme dual des fonctions infiniment différentiables. Cet espace contient d’une part des éléments “réguliers” mais aussi toutes les mesures (en particulier la mesure de Dirac) et même des objets encore plus singuliers (les dérivées de la distribution de Dirac par exemple). On peut généraliser la théorie des distributions aux formes différentielles  de degré quelconque sur une variété ; on définit ce qu’on appelle l’espace des courants de De Rham comme dual (sur I R) des formes différentielles. L’évaluation d’un courant C sur une forme ω est donc un nombre C,ω. Si la variété M est compacte et si ω est une k-forme, un élément “régulier” peut être représenté par une n - k forme σ puisque l’évaluation de l’intégrale Mσ ω est bien une fonctionnelle linéaire. L’intégration d’une forme sur une chaîne (théorie de l’homologie), l’évaluation d’un p-vecteur sur une p-forme suivie de l’intégration sur M de la fonction obtenue, fournissent aussi des exemples de courants de De Rham. La théorie de l’homologie de De Rham (opérateur ) se généralise d’ailleurs au cadre des courants et le théorème de Stokes s’écrit dans ce cas ∂C,ω= C,dω.

1.12.6 Les algèbres de Frölicher – Nijenhuis et de Nijenhuis–Richardson

Nous savons que l’algèbre de De Rham Ω(M), munie du produit extérieur, est une algèbre commutative graduée.

Nous savons aussi que l’ensemble des dérivations graduées d’une algèbre commutative graduée constitue une super-algèbre de Lie pour laquelle le crochet de Lie est donnée par le commutateur (gradué) que nous noterons simplement [.,.].

En conséquence Der(Ω(M)) est une algèbre de Lie graduée. Reste à identifier explicitement les éléments de cette algèbre.

Tout d’abord, puisque Ω(M) est Z Z-graduée, on dira qu’une dérivation est de degré p (qui peut être positif, négatif ou nul) si elle fait passer de Ωk(M) à Ωk+p(M). On notera Der p(Ω(M)) l’espace des dérivations de degré p. La dérivée extérieure est elle-même un élément de Der1(Ω(M).

Soit Ω(M,TM) l’espace des formes différentielles sur M à valeurs dans le fibré tangent, c’est à dire Ωk(M,TM) = Γ(ΛkT*M TM). Une k-forme K à valeurs vectorielles s’écrira, dans un repère naturel,

K  = K νμ μ ...μ dxμ1 ∧ dxμ2 ... ∧ dxμk ⊗-∂--
        1 2  k                        ∂x ν

Un résultat du à Richardson et Nijenhuis montre que l’algèbre de Lie graduée des dérivations (graduées) de l’algèbre de De Rham Ω(M) peut s’identifier à deux copies de Ω(M,TM) munies de deux crochets différents, connus respectivement sous le nom de crochet de Nijenhuis-Richardson et crochet de Frölicher-Nijenhuis. Plus précisément, pour tout toute dérivation D, de degré k de l’algèbre Ω(M) on peut trouver un unique K Ωk(M,TM) et un unique L Ωk+1(M,TM) tels que

|-------------|
|D =  LK + iL |
---------------
LK et iL définissent des dérivations que nous allons caractériser un peu plus loin. Nous ne démontrerons pas le théorème de Richardson et Nijenhuis mais définirons seulement les dérivations dont il vient d’être question (voir [7].

Il se trouve que les éléments de Ω(M,TM) peuvent en effet agir par dérivation sur Ω(M), et ce, de deux façons distinctes.

La première consiste en une généralisation du produit intérieur. Au lieu de considérer le produit intérieur d’une forme par un vecteur, on remplace le vecteur par une k-forme à valeurs vectorielles. En effet, soit K Ωk(M,TM), L Ωl(M,TM) et ω une forme différentielle de degré q sur M. On va définir i Kω, qui sera une forme différentielle de degré k + (q - 1) (la partie “champ de vecteurs” présente dans K fait passer de q à q - 1 mais les k indices de forme demeurent). Soient Xi i ∈{1, 2,,k + (q - 1) des champs de vecteurs. On pose

                                     ∑
i ω (X ,X  ,...,X      ) = ----1-----    ϵ ω(K (X   ,...,X   ),X       ,...)
 K    1   2       k+q-1    k!(q - 1)!     σ       σ1       σk   σ(k+1)
                                      σ
Notons que, agissant sur une fonction (un élément de Ω0(M)), i K donne zéro. On peut vérifier que iK défini bien une dérivation. Celle-ci est d’ailleurs de degré k - 1 ; ainsi iK Derk-1Ω(M). On peut démontrer que toute dérivation de l’algèbre de De Rham dont la restriction aux fonctions est nulle est de cette forme. Le commutateur gradué (dans Der(Ω(M)) de deux dérivations de ce type est une dérivation du même type. Plus précisément,
|-----------------|
|[i  ,i ] = i      |
--K--L-----[K,L]NR-
où la forme à valeur vectorielle [K,L]NR est égale à
[K, L ]NR  = iKL -  (- 1)(k-1)(l-1)iLK
et où on généralise l’action de iK sur Ω(M) à une action sur Ω(M,TM) en posant iK(α X) = iK(α) X, avec α Ω(M) et X un champ de vecteurs. Le crochet [,., ] porte le nom de crochet de Nijenhuis-Richardson.

La deuxième façon d’agir consiste en une généralisation de la dérivée de Lie. Soit encore K Ωk(M,TM). On définit L K par

LK  = [iK ,d] = iK d - (- 1)k-1diK
On peut vérifier que cet opérateur fournit bien une dérivation de l’algèbre Ω(M). Cette dérivation est de degré k : LK Derk(Ω(M) (dans le cas particulier k = 0 on retrouve un résultat connu). On peut démontrer que
|-------------------|
[LK-,LL-] =-L[K,L]FN--
pour une forme à valeurs vectorielles bien déterminée notée [K,L]FN qu’on appelle crochet de Frölicher-Nijenhuis. Pour des éléments décomposés, on a la formule de Michor
[α ⊗  X, β ⊗ Y ]FN  = α ∧ β ⊗ [X, Y ] + α ∧ LX β ⊗ Y
                                           #α
                    - LY α ∧ β ⊗ X  + (- 1)  (dα ∧ iXβ ⊗  Y + iYα ∧ dβ ⊗  X )
Avant de conclure ce paragraphe, il est utile de définir la notion suivante. Soit J Ω1(M,TM), alors le carré gradué de J, pour le crochet de Frölicher-Nijenhuis, est un élément [J,J]FN de Ω2(M,TM) appelé torsion de Nijenjuis du vecteur-1-forme J. Pour justifier l’intérêt porté à cette notion, citons seulement le résultat suivant (nous n’étudierons pas les variétés complexes dans cet ouvrage) : lorsque J, qui peut s’interpréter géométriquement comme un champ d’endomorphismes du fibré tangent, est une structure presque complexe (J2 = -1), l’annulation de sa torsion de Nijenhuis fourni une condition nécessaire et suffisante pour l’intégrabilité de cette structure (c’est à dire que, dans ce cas, la structure presque-complexe est en fait, complexe).