6.2 Calculs différentiels

6.2.1 Remarques

Dans le cadre commutatif, étant donné une variété M, nous avons décrit, de façon détaillée, une algèbre différentielle graduée, en l’occurence, celle, notée Λ(M) des formes différentielles : le “complexe de De Rham”. Cette algèbre est différentielle (puisque munie d’une différentielle d) et différentielle graduée puisque d envoie Λp(M) dans Λp+1(M). De plus, elle est telle que Λ0(M) = C(M). Comme nous le verrons un peu plus bas, le lecteur devrait se garder de croire qu’il s’agit là de la seule possibilité.

Dans le cadre non commutatif, nous supposons donnée une algèbre associative A, unitale pour simplifier, mais non nécessairement commutative. A va remplacer, dans la construction, l’algèbre commutative C(M), c’est à dire, “philosophiquement”, l’espace M lui-même. On veut pouvoir associer à A une algèbre différentielle graduée Ω, qui coïncide avec A en degré zéro. Les éléments de Ω vont remplacer les formes différentielles usuelles. On pourrait dire que ce sont des formes différentielles quantiques .

Nous cherchons à fabriquer une algèbre différentielle graduée qui, en degré zéro, coïncide avec A. En fait, il existe de nombreuses possibilités, chaque possibilité définit ce qu’on appelle un calcul différentiel sur l’algèbre A. Cependant, une de ces possibilités est plus générale que les autres, en un sens que nous allons préciser. C’est celle qu’on désigne sous le nom d’algèbre ΩA des formes universelles.

6.2.2 L’algèbre différentielle des formes universelles ΩA

Universalité

Soit A une algèbre associative unitale. On veut construire une algèbre différentielle Z Z-graduée (ΩA) qui soit “la plus générale possible”, et qui soit telle que ΩA0 = A. Etre “la plus générale possible” signifie que tout autre algèbre du même type pourra s’obtenir à partir de celle-ci en imposant des relations supplémentaires. Techniquement, cela revient à dire que si (Ξ,d) est une autre algèbre différentielle Z Z-graduée, avec Ξ0 = A, alors, c’est qu’il existe un morphisme α (morphisme d’algèbre différentielle graduée) de ΩA sur Ξ tel que l’algèbre (Ξ,d) apparaisse comme un quotient de l’algèbre des formes universelles (ΩA) :

Ξ  = ΩA ∕K
Ici, le noyau K de α est un idéal bilatère gradué différentiel de ΩA (idéal bilatère car ΩA.K K, K.ΩAK et différentiel car δK K). En d’autres termes, (ΩA) est un objet universel dans la catégorie des algèbres différentielles Z Z-graduées et on pourrait écrire tout ceci à l’aide de diagrammes commutatifs…

Construction de ΩA par générateurs et relations

On part de A. Désignons les éléments de A par des symboles ap. On introduit alors de nouveaux symboles qu’on va désigner par δap. Attention, pour l’instant, δ n’est pas (encore) un opérateur : le symbole δap doit être pris comme un tout : c’est une copie de l’élément ap. L’espace vectoriel engendré par les symboles δap est simplement une copie de l’espace vectoriel A. Ensuite, on fabrique des mots, en concaténant librement des éléments de A (donc des ap) et des éléments du type δaq. Ainsi a0δa1a2a3δa4δa5a6 est un mot. On décide alors d’additionner et de multiplier librement ces mots de façon à ce que la structure obtenue soit une algèbre. Jusque là, on n’obtient rien de très palpitant : juste une algèbre “libre” engendrée par des symboles. Pour finir, on va imposer des relations : celles de A, tout d’abord, mais surtout, les deux suivantes (pour tout a,b dans A) :

|-------------------|
-δab =-(δa)b +-a(δb)-
|-----------------|
-1lδa-=-δaetδ1l =-0-
La première relation identifie deux éléments, jusque là différents, de l’algèbre libre. L’ensemble obtenu est, par construction, une algèbre, qu’on note ΩA. La dernière chose à faire consiste à introduire l’opérateur noté δ, défini pour tout élément a de A par δ(a) = δa et δδa = 0. L’algèbre obtenue devient ainsi une algèbre différentielle.

On pourrait, bien entendu, formaliser la construction ci-dessus, en terme d’idéaux et de relations, mais, le résultat est, somme toute, très simple : on part des éléments a de A et on introduit des différentielles δa (attention, ce ne sont pas des éléments de A) de façon à ce que la règle de Leibniz (la règle de dérivation d’un produit) soit vérifiée.

Les règles ci-dessus permettent de re-écrire n’importe quel élément de ΩA sous la forme d’une combinaison linéaire de termes du type a0δa1δa2δap où tous les ai sont des éléments de A et où le seul élément qui n’est pas différentié (a0) se situe à gauche. En effet, par exemple

a0δa1 δa2a3 = a0δa1δ(a2a3) - a0δa1a2δa3
            = a δa δ(a a ) - a δ(a a )δa  + a δa δa δa
               0  1   2  3    0   1 2   3    0  1   2  3
Cette remarque montre que ΩA = p=0ΩpA, où ΩpA est l’espace vectoriel engendré par les termes du type a0δa1δa2δap, avec ai A. Ainsi, ΩA est donc bien Z Z-graduée. Il est facile de vérifier, en utilisant les règles précédentes que, pour σ ΩpA et τ ΩA
|---------------------------|
δ(σ τ) = δ(σ)τ + (- 1 )pσ δ(τ)
-----------------------------

Le fait que l’algèbre différentielle ΩA soit universelle vient du fait que, dans sa construction, nous n’avons rien imposé d’autre que la règle de Leibniz ainsi que les relations algébriques déjà présentes dans A. Tout autre algèbre différentielle construite sur A contiendra donc automatiquement des relations supplémentaires. Soit (Ξ,d) une autre algèbre différentielle, également associée à A, on sait qu’il doit alors exister un morphisme α de ΩA dans Ξ, ce morphisme est simplement défini sur les éléments de base, par α(a0δa1δa2δap) = a0da1da2dap et étendu par linéarité sur toute l’algèbre Ξ.

Construction explicite de ΩA par produit tensoriel

La construction précédente est simple et, en principe suffisante. Cela dit, il est agréable de pouvoir considérer δa comme un objet construit concrètement “à partir” de a et non comme un symbole abstrait. Voici donc une seconde construction de l’algèbre des formes universelles qui répond à ce souci.

Soit m : AA↦→A, l’opérateur de multiplication m(a b) = ab.

Posons Ω0A = A On décide de noter (prenons a et b dans A) :

|-----------------|
δb-=-1l ⊗-b---b ⊗-1l
Ainsi, δb apparait comme une sorte de différence discrète (nous verrons un peu plus loin comment, dans l’exemple où A désigne une algèbre de fonctions sur une variété comment ceci est explicitement réalisé). Plus généralement, nous poserons :
|---------------------|
-aδb-=-a-⊗-b---ab-⊗-1l-|

Soit Ω1A l’espace vectoriel engendré par les éléments de A↦→A du type aδb. Notons que aδb appartient au noyau de l’opérateur de multiplication m(aδb) = ab - ab1 l = 0. Plus généralement, il est évident que les éléments de Ker(m) sont des combinaisons linéaires d’éléments de ce type. En d’autres termes, on a

  1
Ω  A =  Ker (m )

On pose alors

Ω2A  = Ω1A  ⊗   Ω1A
              A
et plus généralement
 p       1                  1
Ω A  = Ω  A ⊗A  ⊗A ...⊗A  Ω A
Notons que ΩpA est inclus dans la (p + 1)-ième puissance tensorielle de A (bien noter cette translation d’une unité !). Attention : le produit tensoriel est pris au dessus de A et non pas au dessus du corps des scalaires ! Cela signifie, en clair, la chose suivante : Considérons le produit de l’élément (a0δa1) Ω1AAA par l’élément (δa2) Ω1AAA. Ce produit, pris dans Ω1AΩ1A est l’élément
(a0 ⊗ a1 - a0a1 ⊗ 1l) ⊗ (1l ⊗ a2 - a2 ⊗ 1)
de AAAAA tandis que le produit dans Ω1A AΩ1A est un élément de AAAA, en l’occurence, il s’agit de
a0δa1δa2 = (a0 ⊗ a1 - a0a1 ⊗ 1l)(1l ⊗ a2 - a2 ⊗ 1l)

         = a0 ⊗ a1 ⊗ a2 - a0a1 ⊗ 1l ⊗ a2 - a0 ⊗ a1a2 ⊗ 1l + a0a1 ⊗ a2 ⊗ 1l
L’écriture explicite de a0δa1δa2 en termes de produit tensoriels contient donc un unique terme a0 a1 a2 et une somme alternée d’autres termes, chacun d’entre eux contenant l’unité de l’algèbre ainsi qu’un unique produit du type apap+1. On pourrait également partir de cette dernière écriture explicite pour définir l’algèbre ΩA. Noter que la multiplication, lorsqu’on écrit explicitement les éléments de cette algèbre en termes de produits tensoriels, s’écrit explicitement en concaténant les différents termes et en effectuant la multiplication dans A.

Formes universelles dans le cadre commutatif : le calcul différentiel non local

Soit M une variété différentiable, ou même, un ensemble absolument quelconque. On peut alors construire l’algèbre commutative des fonctions sur M (bien entendu, lorsque M est un espace topologique, ou une variété différentielle, on peut choisir les fonctions continues, les fonctions différentiables etc). Notons encore A cette algèbre, sans préciser davantage. La construction de ΩA reste valable, puisque nous n’avons rien eu a supposer d’autre que l’associativité de l’algèbre A. Considérons l’élément

                        1
aδb = a ⊗ b - ab ⊗ 1l ∈ Ω A ⊂  A ⊗  A
Puisque les éléments de A sont des fonctions sur M (des fonctions d’une variable x M) les éléments de AA sont des fonctions de deux variables :
|---------------------------------------------------|
[aδb](x,y)-=-a(x)b(y)---a(x)b(x)-=-a(x)(b(y) --b(x))-
Cette fonction, comme, il se doit, s’annulle lorsqu’on pose x = y, puisque l’opérateur de multiplication m(a b) = ab, dans le cas présent, peut s’écrire sous la forme m(a(x)b(y)) = a(x)b(x). Ainsi, Ω1A est constitué de l’ensemble des fonctions de deux variables sur l’espace M, qui s’annulent sur la diagonale.

Remarque : lorsque M est discret, il est d’usage d’identifier, comme nous venons de le faire, l’algèbre des fonctions Fun(M × M × M) du produit cartésien de l’espace M par lui-même avec l’algèbre produit tensoriel Fun(M) Fun(M) Fun(M). Lorsque M est un espace topologique (en particulier une variété), on n’a, en général, qu’une inclusion stricte de Fun(M) Fun(M) Fun(M) dans Fun(M × M × M), et il faudrait tenir compte de la topologie utilisée pour pouvoir préciser davantage. Nous ne tiendrons pas compte de cette subtilité topologique dans ce qui suit.

Considérons maintenant un élément de Ω2A :

         aδbδc = a ⊗ b ⊗ c - ab ⊗ 1l ⊗ c - a ⊗ bc ⊗ 1l + ab ⊗ c ⊗ 1l
[aδbδc](x,y,z) = a (x)b(y )c(z) - a(x)b(x)c(z) - a(x)b(y)c(y) + a(x)b(x)c(y)

               = a (x)[b(y) - b(x)][c(z) - c(y)]

Cet élément peut donc s’interpréter comme une fonction de trois variables, qui s’annule lorsque x = y ou lorsque y = z (mais pas lorsque x = z).

Plus généralement, les élements de ΩpA peuvent être considérés comme des fonctions de p + 1 variables qui s’annulent lorsque deux arguments successifs sont égaux.

On voit que δb désigne bien ici la différence discrète b(y) - b(x). Lorsque M est une variété différentiable, on peut faire tendre y vers x et obtenir ainsi la forme différentielle usuelle db(x) = ∂b _ ∂xμdxμ. La théorie générale s’applique évidemment dans ce cas particulier : ΩpC(M) est une algèbre différentielle universelle mais il existe par ailleurs une algèbre de formes différentielles (ΛM,d) que nous connaissons bien (le complexe de De Rham), il existe donc un morphisme α de la première algèbre sur la seconde. Ce morphisme envoie a0δa1δa2 (dans le cas présent a0(x)(a1(y) - a1(x))(a2(z) - a2(y))) sur la forme différentielle a0da1 da2.

Notons que le noyau de ce morphisme est très gros. D’une part, on sait que lorsque p > dim(M), ΛpM = 0, alors que ΩpC(M) n’est jamais nul (quel que soit p). Par ailleurs, même si p dim(M) il est facile de trouver des éléments de ΩC(M) qui s’envoient sur zéro : par exemple, l’élément aδ(bc) - abδc - caδb n’est certainement pas nul dans Ω1C(M), alors que ad(bc) -abdc-cadb est nul dans Λ1M.

L’exemple de lC lC

L’exemple qui nous venons de considérer montre bien que cette algèbre différentielle de De Rham, dont nous avons l’habitude, est loin d’être la seule possible, même dans le cadre commutatif, lorsqu’on veut définir un calcul différentiel. L’inconvénient de l’algèbre des formes universelles, c’est qu’elle est généralement très (trop) “grosse” et peu maniable. Cependant, il est des cas, même commutatifs, où l’algèbre de De Rham n’est pas utilisable — par exemple lorsque M n’est pas différentiable — et il est bien pratique de pouvoir faire appel à la dernière construction. Un autre cas interessant est celui d’une variété M qui n’est pas connexe : on peut alors, bien sûr, faire du calcul différentiel “à la De Rham” sur chaque composante connexe, mais, ce faisant, on perd de l’information, car les formes universelles non nulles du type aδb[x,y] où x et y appartiennent à deux composantes connexes distinctes n’ont aucune correspondance dans l’algèbre de De Rham. Pour illustrer ce phénomène, qui se trouve posséder une interprétation physique aussi bien inattendue que capitale, nous allons choisir l’exemple d’un espace non connexe extrêmement simple : celui fourni par la donnée de deux points. Dans ce cas, les 1-formes usuelles (celles de De Rham) n’existent pas. Par contre, on va pouvoir construire et utiliser l’algèbre des formes universelles Ω = Ω(lC lC).

Considérons donc un ensemble discret {L,R} constitué de deux éléments que nous désignons par les lettres L et R (penser a Left et Right). Soit x la fonction coordonnée x(L) = 1,x(R) = 0 et y la fonction coordonnée y(L) = 0,y(R) = 1. Remarque : xy = yx = 0, x2 = x,y2 = y and x + y = 1 l où 1 l est la fonction unité 1l(L) = 1, 1 l(R) = 1. Un élément quelconque de cette algèbre associative (et commutative) A engendrée par x et y peut s’écrire λx + μy (où λ et μ sont deux nombres complexes) et peut être représenté par une matrice diagonale (    )
 λ 0
 0 μ . On peut écrire A = lCx lCy. L’algèbre est donc isomorphe à lC lC. Nous introduisons maintenant deux symboles δx,δy, ainsi qu’une différentielle δ qui satisfait à δ2 = 0, qui doit satisfaire à δ1 l = 0 et à la règle habituelle de dérivation d’un produit (règle de Leibniz). Il est évident que Ω1, l’espace des différentielles de degré 1 est engendré par les deux quantités indépendantes xδx and yδy. En effet, la relation x + y = 1 l implique δx + δy = 0 ; de plus, les relations x2 = x and y2 = y impliquent (δx)x + x(δx) = (δx), donc (δx)x = (1 l - x)δx and (δy)y = (1 l - y)δy. Ceci implique également, par exemple, δx = 1 lδx = xδx + yδx, xδx = -xδy, yδx = (1 l - x)δx, (δx)x = yδx = -yδy etc . Plus généralement, désignons par Ωp, l’espace des différentielles de degré p ; les relations ci-dessus montrent qu’une base de cet espace vectoriel est fourni par les éléments {xδxδxδx,yδyδyδy}. Posons Ω0 = A et Ω = pΩp. L’espace Ω est une algèbre : on peut multiplier les formes librement, mais il faut tenir compte de la règle de Leibniz, par exemple x(δx)x(δx) = x(1 l -x)(δx)2. Attention : l’algèbre Ω est de dimension infinie, comme il se doit puisque p parcourt toutes les valeurs de 0 à l’infini. Bien entendu, la différentielle δ obéit à la règle de Leibniz lorsqu’elle agit sur les éléments de A mais elle obéit à la règle de Leibniz graduée lorsqu’elle agit sur les éléments de Ω, en l’occurence δ(ω1ω2) = δ(ω1)ω2 + (-1)∂ω1ω 1δ(ω2) où ∂ω1 désigne 0 ou 1 suivant que ω1 est pair ou impair.

Dans le cas particulier de la géométrie d’un ensemble à deux points, {L,R} nous retrouvons le fait qu’un élément A de Ω1 considéré comme fonction de deux variables doit obéir aux contraintes A(L,L) = A(R,R) = 0 et peut donc être écrit comme une matrice 2 × 2 indexée par L et R dont les éléments non diagonaux sont nuls (“matrice hors diagonale”). Un élement F de Ω2 peut être considéré comme fonction de trois variables obéissant aux contraintes F(L,L,R) = F(R,R,L) = F(L,R,R) = F(R,L,L) = F(R,R,R) = F(L,L,L) = 0. Les deux seules composantes non nulles sont donc F(L,R,L) and F(R,L,R). Le fait que dimp) = 2 pour tout p suggère la possibilité d’utiliser des matrices de taille fixe (en l’occurence des matrices 2 × 2) pour toutes valeurs de p. Ceci ne serait pas le cas pour une géométrie à plus de deux points. En effet, on peut aisément généraliser la construction précédente, par exemple en partant de trois points au lieu de deux. Mais dans ce cas, Ω1 est de dimension 6 et Ω2 de dimension 12. Avec q points, la dimension de Ωp est q(q - 1)p. Ce dernier résultat vient du fait que dim(AA) - dim(Ker(m)) = dim(A). On a donc dim1) = q2 - q.

Pour revenir au cas de la géométrie à deux points, nous voyons qu’il est possible de représenter λx(δx)2p + μy(δy)2p comme une matrice diagonale (    )
  λ 0
  0 μ et l’élément αx(δx)2p+1 + βy(δy)2p+1 comme la matrice “hors” diagonale (     )
  0 iα
 iβ  0 Autrement dit nous pouvons représenter les formes paires par des matrices paires (i.e. diagonales) et les formes impaires par des matrices impaires (i.e. “hors” diagonales) ; ceci est non seulement naturel mais obligatoire si on veut que la multiplication des matrices soit compatible avec la multiplication dans Ω. En effet, les relations

x(δx)2px   = x(δx )2p
x(δx)2py   = 0
x(δx)2p+1x = 0
     2p+1          2p+1
x(δx)    y = x(δx )
montrent que cette représentation utilisant des matrices 2 × 2 est effectivement un homomorphisme d’algèbres Z Z2-graduées, de Ω (gradué par la parité de p) dans l’algèbre des marices complexes 2 × 2 (avec graduation Z Z2- associée avec la décomposition d’une matrice en une partie diagonale et hors diagonale). La présence du facteur i dans les matrices hors diagonales représentant les éléments impairs est nécessaire pour que les deux types de produits soient compatibles. L’algèbre Ω s’obtient en effectuant la somme directe des espaces vectoriels Ωp. Comme on l’a dit, l’algèbre Ω est donc de dimension infinie mais si nous représentons toute l’algèbre Ω à l’aide de matrices 2 × 2 agissant sur un espace vectoriel fixé de dimension 2, la p-graduation est perdue et seule la graduation Z Z2 est conservée.

Nous verrons un peu plus loin qu’il est possible, en géométrie non commutative, de donner un sens à la notion de connexion. Dans le cas le plus simple, la forme de connexion A n’est autre qu’une forme de degré 1 appartenant à une algèbre différentielle (Ξ) associée à l’algèbre associative A choisie. On verra que la courbure F, dans ce cas, peut également s’écrire comme F = δA + A2.

Dans le cas présent, Ξ = Ω. Une forme de degré 1 est un élément de Ω1. Prenons A = (φxδx + φyδy). La représentation matricielle de A se lit donc

     ( 0  iφ)
A  =
       i¯φ 0
La courbure correspondante est alors F = δA + A2, mais A2 = -φφx2δxδx -φφy2δyδy = -φφxδxδx -φφyδyδy et δA = φδxδx + φδyδy = (φ + φ)(xδxδx + yδyδy). F peut donc s’écrire aussi
                                     (                        )
                                       φ + ¯φ - φ ¯φ      0
F =  (φ + ¯φ - φ ¯φ)(xδxδx +  yδyδy) =        0      φ + φ¯- φ ¯φ
Nous pouvons choisir un produit hermitien sur Ω en décidant que la base x(δx)p,y(δy)q est orthonormale. Alors |F|2 = FF = (φ + φ - φφ)2. Le lecteur familier des théories de jauge avec brisure de symmétrie reconnaitra ici un potentiel de Higgs translaté V [ϕ] = |F|2. (voir figure 6.1).


Figure 6.1: Potentiel de Higgs V [Re(φ),Im(φ)]


Notre calcul différentiel, dans le cas présent, est commutatif, puisque l’algèbre des fonctions sur un espace à deux points est simplement l’algèbre des matrices diagonales 2 × 2 avec des coefficients complexes (ou réels) mais notre calcul différentiel est, en un sens, “non local” puisque la “distance” entre les deux points étiquetés par L et R ne peut pas tendre vers zéro…Le lecteur aura sans doute remarqué que ces résultats peuvent s’interpréter en termes de champs de Higgs. Nous y reviendrons (exemple poursuivi en 6.2.4).

6.2.3 L’algèbre différentielle ΩDerA

Rappel sur les dérivations d’algèbre

Rappelons (relire 1.10.1) que

Formes différentielles

Classiquement, une forme différentielle ω est une n-forme sur l’algèbre de Lie des champs de vecteurs, antisymétrique, linéaire par rapport aux scalaires, bien sûr, mais aussi linéaire par rapport aux fonctions, et à valeur dans les fonctions.

On va définir ici les formes différentielles comme des objets qui soient des n-formes sur l’algèbre de Lie des dérivations de A, antisymétrique, linéaire par rapport au scalaires, bien sur, mais aussi linéaire par rapport au centre Z(A) de A et à valeurs dans l’algèbre A.

En d’autres termes, on pose

  n           n                    0
Ω--Der(A ) = CZ(A)(DerA, A ) avec Ω-Der(A ) = A

Cette définition est due à [6]

C’est une algèbre différentielle graduée avec un produit défini par

                          ∑         |σ|
(αβ )(v1,v2,...,vm+n ) =        (--1)--α(vσ ,vσ ,...,vσ )β (vσ   ,vσ   ,...,vσ   )
                        σ∈S     m!n!      1   2       m      m+1   m+2       m+n
                           m+n
α ΩDerm(A) et β Ω Dern(A), et où d est une différentielle définie comme suit : la forme différentielle peut se définir directement par son action sur tout (k + 1)-uplet {v1,v2,,vk+1} de dérivations, en posant
                      k+1
                      ∑       i+1
dω (v1,v2,...,vk+1) =     (- 1)  vi[ω(v1,...,^vi,...,vk+1)]
                      i=1 ∑
                      +         (- 1)i+jω([vi,vj],v1,...,^vi,...,^vj,...,vk+1)
                        i≤i≤j≤k+1
où le symbole ^ désigne l’omission de l’argument correspondant.

En particulier, pour une 1-forme da (agissant sur la dérivation v) on a simplement

|-------------|
-da(v)-=-v(a)-|

On peut immédiatement vérifier que d est alors une dérivation graduée de degré 1 sur l’algèbre ΩDer(A) et que d2 = 0.

Les définitions qui précèdent sont tout à fait naturelles puisque ce sont exactement les mêmes que pour les différentielles habituelles (rappelons encore une fois que, dans le cas usuel de la géométrie ”commutative”, les dérivations d’algèbres vk de l’algèbre A = C(M) ne sont autres que les champs de vecteurs).

Distinction entre ΩDer et ΩDer

En utilisant la règle de Leibniz, on voit qu’un produit quelconque d’éléments de a et de différentielles (du type da) peut se réordonner sous la forme d’une somme de termes du type a0da1dan. Cela dit, il y a une petite subtilité : avec la définition que nous avons adoptée, il n’est pas clair que tout élément de ΩDerA puisse s’écrire comme une somme finie d’éléments de ce type. Ceci conduit à introduire la définition suivante : on pose ΩDerA = n=0Ω DernA où Ω DernA est le sous-espace vectoriel de Ω DernA constitué des sommes finies du type a0da1dan. On démontre alors [6] que ΩDerA est la plus petite sous algèbre différentielle graduée de ΩDerA contenant A.

En général, on peut oublier cette distinction entre ΩDer et ΩDer. Dans le cas de la géométrie des variétés (variétés connexes ou réunion dénombrables de variétés connexes), on peut démontrer que les deux notions coïncident lorsque la variété M est paracompacte. Cela qui revient à dire que la variété admet une base topogique dénombrable…(et dans ce cas elle admet également un atlas comprenant au plus une infinité dénombrable de cartes). Pour des variétés paracompactes, donc (hypothèse qu’on fait presque toujours !), les deux notions coïncident et coïncident évidemment avec l’algèbre des formes différentielles usuelles (ceci découlant immédiatement de l’identité entre les définitions ci-dessus et celles qu’on peut trouver en 1.6.2). Lorsque l’algèbre A n’est pas commutative, on aura également les deux possibilites : ΩDerA et ΩDerA qui peuvent coïncider ou non. Le cas le moins “sauvage” est évidemment celui où les deux notions coïncident (analogue non commutatif du cas paracompact). Dans la suite de cette section, on supposera que c’est le cas.

Exemples

Remarque : il existe des algèbres très simples qui n’admettent pas de dérivations…par exemple l’algèbre des nombres complexes ! Dans ce cas, la construction qu’on vient d’exposer ne donne rien (bien que l’algèbre des formes universelles soit néanmoins non triviale).

6.2.4 Algèbres différentielles pour espaces non connexes

Soient A et B deux algèbres associatives (commutatives ou non). Il est certain que l’algèbre des formes universelles pour l’algèbre AB n’est pas isomorphe au produit tensoriel gradué des algèbres universelles de A et B séparément.

Ω (A ⊗ B ) ⁄= ΩA  ⊗ ΩB
En effet, par exemple, Ω1(AB) ABAB alors que
           1     0      1      1      0
(ΩA  ⊗ ΩB  ) = Ω  A ⊗ Ω  B ⊕ Ω  A ⊗ Ω  B ⊂  A ⊗ B ⊗  B ⊕ A ⊗  A ⊗ B
Cependant, Ω(AB) et ΩAΩB sont toutes deux des algèbres différentielles ZZ-graduées dont le terme de degré zéro coïncide avec AB. La première étant universelle, il existe donc un morphisme surjectif de la première sur la seconde.

Supposons maintenant que qu’on s’intéresse à une variété non connexe obtenue comme réunion (disjointe) de plusieurs copies (deux pour simplifier) d’une même variété connexe M. On se retrouve donc dans la situation précédente avec A = C(M) et B = lC lC. En effet AB = C(M) C(M). L’algèbre différentielle Ω(C(M)) Ω(lC lC) est encore peu commode à utiliser (on se souvient que les éléments de Ω(C(M)) sont des fonctions de plusieurs variables qui s’annulent lorsque deux arguments successifs sont égaux). Par contre, rien ne nous interdit de remplacer cette dernière par l’algèbres des formes différentielles usuelles ΛM. On obtient ainsi le diagramme suivant, où chaque flèche désigne un morphisme surjectif d’algèbres différentielles graduées :

Ω (C ∞ (M ) ⊕ C ∞(M  )) ↦→ Ω (C ∞ (M )) ⊗ Ω(lC ⊕ lC) ↦→  ΛM  ⊗  Ω(lC ⊕ lC)

L’algèbre

Ξ =  ΛM  ⊗ Ω (Cl ⊕Cl)
produit tensoriel gradué du complexe de De Rham usuel par l’algèbre des formes universelles sur l’espace à deux points lC lC, constitue une algèbre différentielle intéressante à plus d’un titre et très facile à utiliser. Elle a été étudiée dans [12] et utilisée auparavant dans [11]. Sa structure s’obtient immédiatement à partir de notre étude de Ω(lC lC). On se souvient que Ωp(lC lC) est toujours de dimension 2 et représentable, soit à l’aide de matrices 2 × 2 diagonales (lorsque p est pair) soit à l’aide de matrices 2 × 2 hors diagonales (lorsque p est impair). Les éléments de
     ∑n
Ξn =     ΛpM  ⊗  Ωn-p(lC ⊕ lC)
      p=0
peuvent donc s’écrire à l’aide de matrices 2 × 2 dont les éléments sont des formes différentielles usuelles sur la variété M (de degré p variant de 0 à n) et positionnées soit sur la diagonale (quand p est pair) soit en dehors de la diagonale (lorsque p est impair). Le produit dans Ξ s’obtient immédiatement à partir du produit extérieur dans ΛM et du produit déjà étudié dans Ω(lC lC).
(ρ ⊗ α)(σ ⊗ β) = (- 1)|α||σ|(ρ ∧ σ ) ⊗ (α β)
On peut finalement encore généraliser la construction précédente en remplaçant l’algèbre des formes différentielles sur la variété M par l’algèbre des formes différentielles sur M à valeurs dans l’algèbre (associative) des matrices n × n complexes.

On pourrait ici continuer notre exemple des connexions sur lC lC, en choisissant cette fois-ci pour forme de connexion un élement quelconque de Ξ1. La norme carré de la courbure s’interprète alors physiquement comme le lagrangien d’un modèle de jauge U(1) × U(1), avec potentiel de Higgs et symmétrie brisée. Un des deux champs de jauge devient massif (le boson Z0) et l’autre reste sans masse (le photon).

6.2.5 L’algèbre différentielle ΩDA

La construction qui suit est un peu plus élaborée que les précédentes, en ce sens qu’elle utilise un plus grand nombre d’ingrédients. On a vu que la construction de l’algèbre des formes différentielle universelle Ω(A) était possible, pour une algèbre associative quelconque A. L’algèbre différentielle ΩDer(A), quant à elle, fait jouer un rôle particulier aux dérivations de A (pour autand qu’elles existent). L’algèbre différentielle que nous allons présenter maintenant, et dont la construction est due à A. Connes, repose sur la donnée d’un “triplet spectral”, donnée qui englobe, non seulement l’algèbre associative A elle-même, mais également d’autres données qui peuvent être considérées comme le codage d’une structure riemannienne non commutative. Certains rappels et/ou constructions annexes sont nécessaires.

Dans l’approche traditionnelle de la géométrie différentielle, on commence par se donner un espace M (on peut alors parler de l’algèbre des fonctions sur M), on le munit tout d’abord d’une topologie (on peut alors parler de l’algèbre C0(M) des fonctions continues sur M), puis d’une structure différentiable (ce qui revient à choisir une sous-algèbre particulière C(M) incluse dans dans C0(M)), puis d’une structure riemannienne (choix d’une métrique), puis d’une structure spinorielle (si la variété le permet), on construit alors le fibré des spineurs, puis l’opérateur de Dirac relatif à la métrique choisie et agissant sur les champs de spineurs (sections du fibré des spineurs). Dans le cas d’une variété compacte et d’une métrique proprement riemannienne, on peut alors fabriquer un produit scalaire global et un espace de spineurs (l’espace L2 des champs de spineurs de carré intégrable). Dans le cas où la variété est de dimension paire, on peut également décomposer cet espace de Hilbert en deux sous-espaces supplémentaires correspondant à des demi-spineurs de chiralités opposées, l’opérateur de Dirac allant d’un sous-espace à l’autre (on rappelle que cet opérateur anti-commute avec l’opérateur de chiralité).

Tout ceci est maintenant bien connu du lecteur (voir chapitres précédents). L’approche “à la A. Connes” [3] de la géométrie non commutative consiste à “renverser la vapeur” en écrivant tout ceci à l’envers, et sous forme algébrique (en utilisant des algèbres commutatives), puis de promouvoir l’essentiel de ces transcriptions au rang de définitions, en effaçant l’adjectif “commutatif”.

La théorie se divise alors en deux : il existe un cas dit “pair” et un cas dit “impair”. Nous allons simplement ébaucher la discussion du cas pair, cas qui généralise au cas non commutatif la géométrie associée à la donnée d’un opérateur de Dirac sur une variété de dimension paire. On se donne un triplet (A,H,D) possédant les propriétés suivantes : H est un espace de Hilbert Z Z2 gradué (l’opérateur de graduation est alors appelé opérateur de chiralité), A est une algèbre associative munie d’une involution (*) et représentée fidèlement dans Hà l’aide d’opérateurs bornés pairs, et D est un opérateur auto-adjoint tel que les commutateurs [D,a],a A soient bornés ; on impose également à la résolvente (D + i)-1 d’être un opérateur compact.

Un tel triplet est appelé triplet spectral mais on pourrait peut-être, de façon plus imagée, le désigner sous le nom d’espace riemannien quantique. Dans le cas de la géométrie commutative, A coïnciderait avec la complexifiée de l’algèbre C(M), H avec l’espace de Hilbert L2(S) des champs de spineurs de carré intégrable, et D avec l’opérateur de Dirac lui-même.

Dans le cas classique (commutatif), si on n’impose pas de propriété de compacité pour la résolvente de D, l’algèbre A (qui est telle que les commutateurs de ses éléments avec D soient bornés) n’est autre que l’algèbre des fonctions Lipschitziennes sur M, c’est à dire celle dont les éléments sont tels que |f(x) - f(y)|≤ cd(x,y),x,y M.

Dans ce cadre commutatif, il se trouve qu’il est en fait possible de retrouver la distance riemannienne d(x,y) entre deux points quelconques x et y de M à partir de ces données. En effet, on montre que

d (x, y) = Sup {|f (x) - f(y)|,f ∈ A, |[D, f]| ≤ 1}
Le concept de distance, qu’on relie d’habitude à un procédé de minimisation entre différents points est alors obtenu grâce à un procédé de maximisation pour les fonctions définies sur ces points.

Nous avons maintenant tout ce qu’il nous faut pour construire l’algèbre différentielle ΩD(A). Nous savons déjà construire l’algèbre des formes universelles Ω(A). Soit ω = a0δa1δa2δan, une n-forme universelle (un élément de Ωn(A)). Nous lui associons l’opérateur borné

|-------------------------------|
π [ω ] = a [D, a ][D, a ]...[D, a ]
---------0----1-----2---------n--
Il est facile de vérifier que cette application est une représentation de l’algèbre Ω(A) dans l’algèbre des opérateurs bornés sur l’espace de Hilbert H (on se souvient que A est, par hypothèse, représenté dans H). Ceci vient du fait que la dérivation d’algébre d est représentée par l’opération [D,.] qui est elle-même une dérivation. La première est de carré nul, mais ce n’est malheureusement pas le cas de la seconde. En d’autres termes, la représentation π n’est pas une représentation d’algèbre différentielle. Il est cependant facile de remédier à cela. Soit K le noyau de π ; c’est un idéal de Ω(A), puisque π est une représentation d’algèbre. Mais K n’est pas en général un idéal différentiel : δK n’est pas dans K. On pose alors J = K δK. Par construction J est alors un idéal différentiel. On pose alors
ΩD (A ) = Ω (A )∕J
Par construction, l’algèbre obtenue ΩD(A) est bien une algèbre différentielle. On peut finalement la regraduer en considérant les intersections de Ker(π) avec l’algèbre universelle. La construction est donc achevée et on démontre que, dans le cas classique (où A = C(M)), l’algèbre différentielle Z Z-graduée Ω D(A) obtenue est isomorphe au complexe de De Rham Λ(M), c’est à dire à l’algèbre des formes différentielles usuelles.

Nous n’irons pas plus avant dans cette direction. Le lecteur interessé pourra consulter une litérature plus spécialisée. Cela dit, il est peut-être important de signaler ici que les constructions mathématiques présentées dans cette section — et même dans le présent chapitre — sont souvent récentes, ce qui signifie que les définitions et constructions proposées n’ont peut être pas encore suffisemment bénéficié du mûrissement nécessaire. Cela ne signifie pas qu’elles sont erronées mais elles n’ont peut être pas atteint le même degré de stabilité temporelle que les autres concepts présentés auparavant dans cet ouvrage.