6.3 Excursion au pays des mathématiques non commutatives

6.3.1 Remarques et présentation générale

En vertu de la dualité existant entre un espace M et l’algèbre commutative C(M) des fonctions sur cet espace (la correspondance précise a été donnée plus haut), on peut essayer de re-écrire toutes les mathématiques traitant des propriétés des “espaces” dans le langage purement algébrique de la théorie des algèbres commutatives. On peut essayer, également, de re-exprimer tous ces concepts d’une façon qui ne fasse pas explicitement appel à la commutativité de l’algèbre. Bien entendu, ce n’est pas toujours possible, mais, lorsque c’est le cas, on peut alors effacer l’adjectif “commutatif” et promouvoir le concept en question au niveau (par exemple) d’une définition, valable pour les algèbres non commutatives, en général. D’une certaine façon, on pourrait voir les mathématiques non commutatives simplement comme une étude des algèbres associatives non commutatives. Un tel point de vue ne correspondrait cependant pas à la démarche psychologique adoptée : c’est en effet la géométrie ordinaire — plus précisemment la notion de point — qui est souvent choisie comme support de notre intuition ; les thèmes qui intéressent la géométrie non commutative sont précisemment les propriétés des algèbres non commutatives qui généralisent les propriétés des espaces “ordinaires”, même si les points n’existent plus. De cette façon, on peut alors construire une théorie de la mesure non commutative, une topologie non commutative, un calcul différentiel pour les algèbres non commutatives (voir supra), une théorie des connexions, des espaces fibrés (non commutatifs) et même une généralisation de la théorie des groupes (la théorie des groupes quantiques). Notre propos n’est pas ici de détailler et d’étudier toutes ces théories, mais simplement d’illustrer les considérations qui précèdent et d’effectuer un tour rapide de ce zoo non commutatif, en espérant que le lecteur aura plaisir à y retourner en consultant la littérature spécialisée. L’ouvrage présent étant essentiellement dédié à l’étude de certains aspects de la géométrie différentielle, nous avons décidé de consacrer néanmoins la section précédente à une étude un peu plus détaillée des notions relatives aux calculs différentiels non commutatifs. Pour le reste, notre étude ne sera guère plus qu’une ébauche.

6.3.2 Topologie non commutative et théorie de la mesure non commutative

Nous avons déjà parlé de la transformation de Gelfand établissant une correspondance entre espaces topologiques compacts et C*-algèbres commutatives unitales (l’existence d’une unité est liée à l’hypothèse de compacité). On voit donc, en enlevant l’adjectif “commutatif” que la topologie non commutative n’est autre que l’étude des C*-algèbres non commutatives.

Passons à la théorie de la mesure. Classiquement, au lieu de démarrer avec un espace topologique M, on peut partir de l’algèbre C(M) des fonctions continues sur M et définir les mesures (positives) comme les formes linéaires continues (positives) sur l’algèbre C(M), c’est à dire comme des fonctionnelles μ telles que μ[ff] 0,f C(M). La correspondance avec la notion élémentaire de mesure se fait grâce au théorème de Riesz, c’est à dire en écrivant μ[f] = Xf. A partir de C(M), nous définissons les mesures ; pour une mesure μ donnéee, nous pouvons fabriquer l’espace de Hilbert H = L2(M,μ) des fonctions de carré intégrable pour cette mesure. C(M) agit dans cet espace de Hilbert H par multiplication : nous avons une représentation π définie par π(f)g = fg, avec f C(M) et g H. A partir de H, nous pouvons fabriquer l’algèbre L(M,μ) des fonctions mesurables essentiellement bornées sur M. Soit L(H) l’algèbre des opérateurs bornés sur H. Rappelons que l’algèbre L(M,μ) peut être construite comme le commutant de l’action π de C(M) dans L(H).

  ∞
L   (M,  μ) = {T ∈  L(H )t.q.T π(f) = π (f )T,∀f ∈  C(M  )}
La mesure μ peut alors être étendue à l’algèbre L(M,μ) tout entière. Cette dernière algèbre possède la propriété remarquable d’être égale à son propre commutant dans L(H) (cette propriété caractérise précisemment un type de sous-algèbres de L(H) qu’on appelle algèbres de Von Neumann ).

Tout ce qu’on vient de rappeler figure — peut être dans un ordre différent — dans un cours standard de théorie de la mesure. Le trait essentiel, dans la présentation qui précède est de ne pas faire intervenir les points de l’espace M. En recopiant tout ceci, mais en effaçant l’adjectif “commutatif”, on peut alors inventer une version non commutative de la théorie de la mesure…Soit dit en passant, les physiciens théoriciens ont inventé la plupart de ces différents concepts, dans le cadre de la mécanique statistique quantique, bien avant qu’ils aient été formalisés par des mathématiciens ! Reprenons donc rapidement ce qui précède, en partant d’une C*-algèbre non commutative A, remplaçant la donnée de C(M). On définit les états (ce sont précisemment des mesures non commutatives) comme ci-dessus : un état μ est une forme linéaire positive continue sur A, c’est à dire μ A* et μ[ff] 0,f A. On peut supposer μ normé : μ[1 l] = 1. On construit alors un espace de Hilbert H en définissant tout d’abord le produit scalaire (f,g) = μ[f*g] sur l’espace A lui-même (on n’a alors qu’une structure pre-Hilbertienne) puis en fabriquant l’espace de Hilbert correspondant (complété et séparé). Cette construction bien connue porte le nom — en mathématiques non commutatives — de construction GNS (Gelfand-Naimark-Segal). Comme dans le cas commutatif, A agit dans H par multiplication, ce qui fournit une représentation π de A dans l’espace des opérateurs bornés L(H). On considère alors M, le bi -commutant de A dans L(H). Ce bi-commutant est une algèbre de Von Neumann (il est égal à son propre bi-commutant) ; c’est donc l’analogue non commutatif de L(M,μ). 1 Rappel : lorsque A est une algèbre d’opérateurs, A, Aet A′′ sont d’ordinaire différents, mais A= A′′′. La dernière étape consiste à étendre la définition de l’état μ à l’algèbre de Von Neumann M tout entière (on a évidemment AM).

La théorie que l’on vient d’ébaucher est à la base de très nombreux développements, aussi bien en mathématiques (théorie des facteurs), qu’en physique (mécanique quantique statistique des systèmes avec nombre fini ou infini de degrés de liberté). Notre but, comme nous l’avions anoncé plus haut, n’était que d’attirer l’attention du lecteur sur le parallèle évident existant entre ces deux théories : théorie de la mesure (en fait mesures de Radon) et théorie des algèbres de Von Neumann ; l’un étant en quelque sorte la généralisation non commutative de l’autre.

6.3.3 Calcul différentiel non commutatif

Comme on l’a vu en 6.2, étant donné une algèbre associative A, on peut toujours fabriquer une algèbre différentielle Z Z-graduée qui coïncide avec A en degré 0. Le choix d’une telle algèbre différentielle n’est pas, en général, unique : on dit qu’on fait alors le choix d’un calcul différentiel pour l’algèbre A. On peut faire un choix qui soit plus “général” que les autres (formes différentielles universelles). Les différentes algèbres différentielles possibles (les autres calculs différentiels associables à une algèbre associative donnée) sont des quotients de l’algèbre des formes universelles. Nous renvoyons le lecteur à la section précédente pour une analyse plus détaillée de ces différents choix.

6.3.4 Espaces fibrés non commutatifs et modules projectifs

En géométrie différentielle ordinaire, un espace fibré principal peut être considéré comme un outil servant à la fabrication de fibrés associés, de la même façon que les groupes eux-mêmes servent à fabriquer des représentations. En géométrie non commutative, on pourrait, bien sur, tenter de généraliser dans un premier temps la structure de groupe elle-même (c’est la théorie des groupes quantiques), puis la structure de fibré principal, et enfin celle de fibré associé. Ces généralisations existent. Cependant la définition et l’étude des groupes quantiques (ou algèbres de Hopf ) nous entrainerait trop loin. Nous préférons donc suivre ici une approche plus directe, qui n’utilise pas cette notion.

Nous partons de la constatation suivante : en géométrie différentielle ordinaire, l’ensemble ΓE des sections d’un fibré associé E (les champs de matière de la physique) constitue un module sur l’algèbre C(M) des fonctions sur la base. Par exemple, si x M↦→V (x) ΓE est un champ de tenseurs (ou de spineurs …), et si x M↦→f(x) I R (ou lC) est une fonction, alors [fV ](x) = f(x)V (x) est aussi un champ de tenseurs (ou de spineurs etc…).

Ce n’est pas la notion d’espace fibré vectoriel associé que nous allons généraliser, mais celle de l’ensemble de ses sections. Etant donné une algèbre associative A, possiblement non commutative, nous allons donc considérer tout module Γ sur A comme l’analogue non commutatif d’un fibré vectoriel associé. En fait, dans le cas commutatif, les modules obtenus par construction de fibré associé sont d’un type un peu particulier. On dit qu’ils sont projectifs de type fini (théorème de Serre-Swann). Sans rentrer dans les détails, cela signifie la chose suivante. L’ensemble des sections d’un fibré vectoriel trivial dont la fibre type est de dimension n est manifestement isomorphe au module (C(M))n. Lorsque le fibré n’est pas trivial, il suffit de se placer dans un espace un peu plus grand (c’est à dire de rajouter un certain nombre de dimensions à la fibre) pour le trivialiser. Le fibré de départ est alors obtenu comme p(C(M))n, p désignant un projecteur (p2 = p) de l’algèbre des matrices n × n sur C(M).

Dans le cadre non commutatif, on remplacera donc la notion d’“espace des sections d’un fibré vectoriel” (physiquement l’espace des champs de matière d’un certain type) par la notion de module projectif fini sur une algèbre associative A. L’espace vectoriel pAn, p désignant un projecteur, est manifestement un module (à droite) sur A.

Si A n’est pas commutative, il faut évidemment faire la distinction entre les modules à droite et les modules à gauche.

Notons, pour finir, qu’un cas intéressant de module sur A est celui où on choisit un module particulier égal à l’algèbre elle-même opérant sur elle-même par multiplication (c’est l’analogue non commutatif d’un fibré en droites).

6.3.5 Connections généralisées en geometrie non commutative

Soit Ξ un calcul différentiel sur une algèbre A, c’est à dire une algèbre différentielle Z Z-graduée, avec Ξ0 = A. Soit M un module à droite sur A. Une différentielle covariante sur M est une application MAΞp↦→M AΞp+1 telle que

|-----------------------s-----|
-∇-(ψλ-) =-(∇-ψ-)λ +-(- 1)-ψd-λ
lorsque ψ MAΞs et λ Ξt. L’opérateur n’est certainement pas linéaire par rapport à l’algèbre A mais il est facile de constater que la courbure 2 est un opérateur linéaire par rapport à A.

Dans le cas particulier où l’on choisit le module M comme l’algèbre A elle-même, toute 1-forme Ξ (tout élément de Ξ1) permet de définir une différentielle covariante : on pose simplement

|-------|
∇1l-=-ω--
où 1l est l’unité de l’algèbre A. Lorsque f A, on obtient
∇f  = ∇ (1lf) = (∇1l)f + 1ldf = df + ωf
De plus, 2f = (df + ωf) = d2f + ωdf + (ω)f -ωdf = (ω)f. La courbure, dans ce cas, est égale à
                                         2
ρ = ∇ ω = ∇1lω  = (∇1l)ω + 1ldω =  dω + ω  .

Choisissons u, un élément inversible de A et agissons avec d sur l’equation u-1u = 1 l. On obtient (utilisant le fait que d1 l = 0) l’equation

du -1 = - u-1duu -1.

Définissons également ω= u-1ωu + u-1du et calculons la nouvelle courbure ρ= + ω2. On obtient immédiatement ρ= u-1(+ ω2)u = u-1ρu

--------------
|           2 |
-ρ-=-dω-+-ω--.|
Ceci montre que les formules usuelles sont valables, sans qu’il soit besoin de supposer la commutativité de l’algèbre A.

Remarque : Ici nous avons choisi un module M (un ingrédient nécessaire pour construire n’importe quelle théorie de jauge) égal à l’algèbre A elle-même. Plus généralement, nous aurions pu choisir un module libre An, ou même, un module projectif pAn sur A. Dans ce dernier cas, le formalisme précédent doit être légérement modifié. En effet, le projecteur p va intervenir dans le calcul de la courbure (c’est un peu comme si nous faisions de la géométrie différentielle classique de façon extrinsèque, en plongeant notre espace dans un espace “plus grand”). Comme toujours, la courbure est ρ = ∇∇. La différentielle covariante est

∇  = pd + ω
ω est un élément de Ξ1 tel que pωp = ω. En effet, si X M, X = pdX + ωX et il est facile de vérifier que cela définit bien une connexion : prenons f A, alors
∇ (Xf ) =  pd(Xf ) + ωXf
        =  p(dX )f + ωXf  + pXdf
        =  ∇ (X )f + Xdf
Nous avons utilisé le fait que pX = X. La courbure ρ = 2 se calcule alors comme suit :
∇2 (X ) = pd (pdX  +  ωX ) + ω(pdX  + ωX  )
        = pd (pdX  +  ωX ) + ω(dX  + ωX )
                        2                                2
        = p(dp )dX  + pd  X + (dω2)X -  ω(dX ) + ωdX  +2ω  X
        = p(dpdX  +  (d ω)X ) + ω X  = [pdpdp + dω + ω  ]X
Nous avons utilisé les propriétés ωp = p, dX = d(pX) = (dp)X + pdX ainsi que p(dp)p = pd(p2) -pdp = 0, ce qui entraine pdpdX = pdpdpX + p(dp)pX = pdpdpX. En conclusion, la courbure, dans le cas où le projecteur ne se réduit pas à l’identité est égale à
|---------------------|
|ρ = pdpdp + d ω + ω2 |
----------------------
Il faut remarquer le fait que la courbure s’obtient à partir de 2 (ce qui en fait bien un opérateur linéaire par rapport aux éléments de A) et non pas en recopiant servilement la formule classique + ω2, ce qui serait faux !

6.3.6 Cohomologie des espaces non commutatifs

La cohomologie de Hochschild

La cohomologie cyclique : une cohomologie de De Rham non commutative

6.3.7 Remarque finale

Comme nous l’avons signalé plus haut, notre propos, dans cette dernière section était simplement d’effectuer un tour rapide dans certains secteurs du zoo non commutatif, en espérant que le lecteur aura plaisir à y retourner en consultant la littérature spécialisée. Le présent ouvrage est en effet essentiellement dédié à l’étude de plusieurs aspects de la géométrie différentielle ; en l’occurence, la théorie des connexions et des espaces fibrés. Cependant, la physique du vingtième siècle n’est (n’était !) pas seulement courbe : elle est (était) aussi quantique. Il eût donc été dommage de passer sous silence ces quelques développements récents — et passionnants — des mathématiques, qui généralisent les notions habituelles et quasi intuitives de la géométrie “ordinaire” (celle des espaces) au monde, encore un peu mystérieux, des espaces non commutatifs.