En vertu de la dualité existant entre un espace M et l’algèbre commutative C(M) des fonctions sur cet espace (la correspondance précise a été donnée plus haut), on peut essayer de re-écrire toutes les mathématiques traitant des propriétés des “espaces” dans le langage purement algébrique de la théorie des algèbres commutatives. On peut essayer, également, de re-exprimer tous ces concepts d’une façon qui ne fasse pas explicitement appel à la commutativité de l’algèbre. Bien entendu, ce n’est pas toujours possible, mais, lorsque c’est le cas, on peut alors effacer l’adjectif “commutatif” et promouvoir le concept en question au niveau (par exemple) d’une définition, valable pour les algèbres non commutatives, en général. D’une certaine façon, on pourrait voir les mathématiques non commutatives simplement comme une étude des algèbres associatives non commutatives. Un tel point de vue ne correspondrait cependant pas à la démarche psychologique adoptée : c’est en effet la géométrie ordinaire — plus précisemment la notion de point — qui est souvent choisie comme support de notre intuition ; les thèmes qui intéressent la géométrie non commutative sont précisemment les propriétés des algèbres non commutatives qui généralisent les propriétés des espaces “ordinaires”, même si les points n’existent plus. De cette façon, on peut alors construire une théorie de la mesure non commutative, une topologie non commutative, un calcul différentiel pour les algèbres non commutatives (voir supra), une théorie des connexions, des espaces fibrés (non commutatifs) et même une généralisation de la théorie des groupes (la théorie des groupes quantiques). Notre propos n’est pas ici de détailler et d’étudier toutes ces théories, mais simplement d’illustrer les considérations qui précèdent et d’effectuer un tour rapide de ce zoo non commutatif, en espérant que le lecteur aura plaisir à y retourner en consultant la littérature spécialisée. L’ouvrage présent étant essentiellement dédié à l’étude de certains aspects de la géométrie différentielle, nous avons décidé de consacrer néanmoins la section précédente à une étude un peu plus détaillée des notions relatives aux calculs différentiels non commutatifs. Pour le reste, notre étude ne sera guère plus qu’une ébauche.
Nous avons déjà parlé de la transformation de Gelfand établissant une correspondance entre espaces topologiques compacts et C*-algèbres commutatives unitales (l’existence d’une unité est liée à l’hypothèse de compacité). On voit donc, en enlevant l’adjectif “commutatif” que la topologie non commutative n’est autre que l’étude des C*-algèbres non commutatives.
Passons à la théorie de la mesure. Classiquement, au lieu de démarrer avec un
espace topologique M, on peut partir de l’algèbre C(M) des fonctions continues
sur M et définir les mesures (positives) comme les formes linéaires continues
(positives) sur l’algèbre C(M), c’est à dire comme des fonctionnelles μ telles que
μ[ff] ≥ 0,∀f ∈ C(M). La correspondance avec la notion élémentaire de mesure
se fait grâce au théorème de Riesz, c’est à dire en écrivant μ[f] = ∫
Xfdμ. A
partir de C(M), nous définissons les mesures ; pour une mesure μ donnéee, nous
pouvons fabriquer l’espace de Hilbert = L2(M,μ) des fonctions de carré
intégrable pour cette mesure. C(M) agit dans cet espace de Hilbert
par
multiplication : nous avons une représentation π définie par π(f)g = fg, avec
f ∈ C(M) et g ∈
. A partir de
, nous pouvons fabriquer l’algèbre
L∞(M,μ) des fonctions mesurables essentiellement bornées sur M. Soit
(H)
l’algèbre des opérateurs bornés sur
. Rappelons que l’algèbre L∞(M,μ)
peut être construite comme le commutant de l’action π de C(M) dans
(H).
Tout ce qu’on vient de rappeler figure — peut être dans un ordre différent —
dans un cours standard de théorie de la mesure. Le trait essentiel, dans la
présentation qui précède est de ne pas faire intervenir les points de l’espace M.
En recopiant tout ceci, mais en effaçant l’adjectif “commutatif”, on peut alors
inventer une version non commutative de la théorie de la mesure…Soit dit en
passant, les physiciens théoriciens ont inventé la plupart de ces différents
concepts, dans le cadre de la mécanique statistique quantique, bien avant qu’ils
aient été formalisés par des mathématiciens ! Reprenons donc rapidement ce qui
précède, en partant d’une C*-algèbre non commutative , remplaçant la donnée
de C(M). On définit les états (ce sont précisemment des mesures non
commutatives) comme ci-dessus : un état μ est une forme linéaire positive
continue sur
, c’est à dire μ ∈
* et μ[ff] ≥ 0,∀f ∈
. On peut supposer μ
normé : μ[1 l] = 1. On construit alors un espace de Hilbert
en définissant tout
d’abord le produit scalaire (f,g) = μ[f*g] sur l’espace
lui-même (on n’a alors
qu’une structure pre-Hilbertienne) puis en fabriquant l’espace de Hilbert
correspondant (complété et séparé). Cette construction bien connue porte le
nom — en mathématiques non commutatives — de construction GNS
(Gelfand-Naimark-Segal). Comme dans le cas commutatif,
agit dans
par
multiplication, ce qui fournit une représentation π de
dans l’espace des
opérateurs bornés
(H). On considère alors
, le bi -commutant de
dans
(H). Ce bi-commutant est une algèbre de Von Neumann (il est égal à
son propre bi-commutant) ; c’est donc l’analogue non commutatif de
L∞(M,μ). 1
Rappel : lorsque
est une algèbre d’opérateurs,
,
′ et
′′ sont d’ordinaire
différents, mais
′ =
′′′. La dernière étape consiste à étendre la définition de
l’état μ à l’algèbre de Von Neumann
tout entière (on a évidemment
⊂
).
La théorie que l’on vient d’ébaucher est à la base de très nombreux développements, aussi bien en mathématiques (théorie des facteurs), qu’en physique (mécanique quantique statistique des systèmes avec nombre fini ou infini de degrés de liberté). Notre but, comme nous l’avions anoncé plus haut, n’était que d’attirer l’attention du lecteur sur le parallèle évident existant entre ces deux théories : théorie de la mesure (en fait mesures de Radon) et théorie des algèbres de Von Neumann ; l’un étant en quelque sorte la généralisation non commutative de l’autre.
Comme on l’a vu en 6.2, étant donné une algèbre associative , on peut toujours
fabriquer une algèbre différentielle Z Z-graduée qui coïncide avec
en degré 0. Le
choix d’une telle algèbre différentielle n’est pas, en général, unique : on dit qu’on
fait alors le choix d’un calcul différentiel pour l’algèbre
. On peut faire
un choix qui soit plus “général” que les autres (formes différentielles
universelles). Les différentes algèbres différentielles possibles (les autres
calculs différentiels associables à une algèbre associative donnée) sont des
quotients de l’algèbre des formes universelles. Nous renvoyons le lecteur à
la section précédente pour une analyse plus détaillée de ces différents
choix.
En géométrie différentielle ordinaire, un espace fibré principal peut être considéré comme un outil servant à la fabrication de fibrés associés, de la même façon que les groupes eux-mêmes servent à fabriquer des représentations. En géométrie non commutative, on pourrait, bien sur, tenter de généraliser dans un premier temps la structure de groupe elle-même (c’est la théorie des groupes quantiques), puis la structure de fibré principal, et enfin celle de fibré associé. Ces généralisations existent. Cependant la définition et l’étude des groupes quantiques (ou algèbres de Hopf ) nous entrainerait trop loin. Nous préférons donc suivre ici une approche plus directe, qui n’utilise pas cette notion.
Nous partons de la constatation suivante : en géométrie différentielle
ordinaire, l’ensemble ΓE des sections d’un fibré associé E (les champs de
matière de la physique) constitue un module sur l’algèbre C∞(M) des
fonctions sur la base. Par exemple, si x ∈ MV (x) ∈ ΓE est un champ de
tenseurs (ou de spineurs …), et si x ∈ M
f(x) ∈ I R (ou lC) est une fonction,
alors [fV ](x) = f(x)V (x) est aussi un champ de tenseurs (ou de spineurs
etc…).
Ce n’est pas la notion d’espace fibré vectoriel associé que nous allons
généraliser, mais celle de l’ensemble de ses sections. Etant donné une
algèbre associative , possiblement non commutative, nous allons donc
considérer tout module Γ sur
comme l’analogue non commutatif d’un fibré
vectoriel associé. En fait, dans le cas commutatif, les modules obtenus
par construction de fibré associé sont d’un type un peu particulier. On
dit qu’ils sont projectifs de type fini (théorème de Serre-Swann). Sans
rentrer dans les détails, cela signifie la chose suivante. L’ensemble des
sections d’un fibré vectoriel trivial dont la fibre type est de dimension
n est manifestement isomorphe au module (C∞(M))n. Lorsque le fibré
n’est pas trivial, il suffit de se placer dans un espace un peu plus grand
(c’est à dire de rajouter un certain nombre de dimensions à la fibre) pour
le trivialiser. Le fibré de départ est alors obtenu comme p(C∞(M))n,
p désignant un projecteur (p2 = p) de l’algèbre des matrices n × n sur
C∞(M).
Dans le cadre non commutatif, on remplacera donc la notion d’“espace des
sections d’un fibré vectoriel” (physiquement l’espace des champs de matière d’un
certain type) par la notion de module projectif fini sur une algèbre associative .
L’espace vectoriel p
n, p désignant un projecteur, est manifestement un module
(à droite) sur
.
Si n’est pas commutative, il faut évidemment faire la distinction entre les
modules à droite et les modules à gauche.
Notons, pour finir, qu’un cas intéressant de module sur est celui où
on choisit un module particulier égal à l’algèbre elle-même opérant sur
elle-même par multiplication (c’est l’analogue non commutatif d’un fibré en
droites).
Soit Ξ un calcul différentiel sur une algèbre , c’est à dire une algèbre
différentielle Z Z-graduée, avec Ξ0 =
. Soit
un module à droite sur
. Une
différentielle covariante ∇ sur
est une application
⊗
Ξp
⊗
Ξp+1 telle
que
Dans le cas particulier où l’on choisit le module comme l’algèbre
elle-même, toute 1-forme Ξ (tout élément de Ξ1) permet de définir une
différentielle covariante : on pose simplement
Choisissons u, un élément inversible de et agissons avec d sur l’equation
u-1u = 1 l. On obtient (utilisant le fait que d1 l = 0) l’equation
Définissons également ω′ = u-1ωu + u-1du et calculons la nouvelle courbure ρ′ = dω′ + ω′2. On obtient immédiatement ρ′ = u-1(dω + ω2)u = u-1ρu où
Remarque : Ici nous avons choisi un module (un ingrédient nécessaire pour
construire n’importe quelle théorie de jauge) égal à l’algèbre
elle-même. Plus
généralement, nous aurions pu choisir un module libre
n, ou même, un module
projectif p
n sur
. Dans ce dernier cas, le formalisme précédent doit être
légérement modifié. En effet, le projecteur p va intervenir dans le calcul de la
courbure (c’est un peu comme si nous faisions de la géométrie différentielle
classique de façon extrinsèque, en plongeant notre espace dans un espace “plus
grand”). Comme toujours, la courbure est ρ = ∇∇. La différentielle covariante
est
Soit ϕ une (n + 1)-forme linéaire ϕ(a0,a1,…,an) sur l’algèbre . Alors
Puisque nous avons un opérateur cobord (il est de carré nul et envoie bien
les n formes dans les n + 1 formes), nous pouvons définir l’espace des
cocycles de Hochschild Zn = {ϕ ∈ Cn∕bϕ = 0}, l’espace des cobords de
Hochschild Bn = {ϕ ∈ Cn∕ϕ = bψforψ ∈ Cn-1} et les groupes de
cohomologie (de Hochschild) correspondants Hn = Zn∕Bn. Ci-dessus, la
notation Cn, l’espace des cochaines de Hochschild, désigne l’espace des
formes n + 1 multilinéaires sur (attention à la translation d’une
unité).
Remarque terminologique : un lecteur curieux, qui chercherait la définition
de la cohomologie de Hochschild dans un ouvrage d’algèbre homologique
pourrait être surpris car celle-ci fait d’ordinaire référence au choix d’un
certain bimodule. Ici, le bimodule en question n’est autre que le dual de .
Nous n’avions pas besoin de mentionner ceci plus haut mais il
est bon de savoir que c’est précisemment ce choix particulier de
bimodule (ainsi que l’existence d’un accouplement naturel entre
et son dual
*) qui est à l’origine de la définition précédente de
b.
Des courants de De Rham aux cocycles de Hochschild : étant donné C, nous construisons ϕ(f,g,h) = ⟨C,fdg ∧ dh⟩. on peut alors vérifier que bϕ = 0.
Des cocycles de Hochschild aux courants de De Rham : étant donné ϕ, nous construisons ⟨C,fdg ∧ dh⟩ = ϕ(f,g,h) - ϕ(f,h,g).
Les deux formules ci-dessus sont différentes car il n’y a aucune raison de supposer qu’un cocycle de Hochschild donné ϕ soit antisymétrique.
Si ϕ est un cobord de Hochschild, il reste à vérifier que le courant de De Rham correspondant s’annule. Ceci est une conséquence immédiate de la définition de b et de l’antisymmétrie du produit extérieur.
De façon générale, le p-ième groupe de cohomologie de Hochschild coïncide avec l’espace des courants de De Rham en degré p. On peut en particulier vérifier que la dimensionalité de l’espace Hp est triviale dès que p est plus grand que la dimension de la variété X elle - même.
Cette remarque peut être généralisée, en ce sens qu’on peut être tenté de
considérer les p formes sur comme des formes linéaires sur l’algèbre Ω
et de définir b non pas sur les formes p-linéaires sur
mais sur les formes
linéaires sur Ω
. En fait, on se heurte alors à un problème un peu subtil
lié au rôle particulier joué par l’unité dans la construction de l’algèbre des
formes universelles.
Notons l’algèbre obtenue en rajoutant une unité 1 l à
, que celle-ci en
possède déjà une ou non. Les éléments de cette augmentation sont, par
définition, des paire (a,c), avec a ∈
et c ∈ lC. La nouvelle unité est
1l = (0, 1). On identifie a ∈
avec (a, 0) ∈
. Les éléments (a,c) de
l’algèbre augmentée sont notés simplement a + c1 l. La multiplication est
telle que (a1 + c11 l)(a2 + c21 l) = a1a2 + c1a2 + a1c2 + c1c21 l ; elle doit donc
être formellement définie par
Grâce à cette identification, on peut effectuer toutes les constructions de
nature cohomologique en utilisant comme cochaines ce type particulier de
formes linéaires sur Ω plutôt que de faire appel à des formes
multilinéaires sur
. Nous n’irons cependant pas plus loin dans cette
direction.
Il devient alors naturel de considérer le sous complexe cyclique du complexe de Hochschild, c’est à dire de restreindre l’opérateur b (le même que précédemment) aux cochaines de Hochschild cycliques. On définit alors les espaces Zλn, B λn des cocycles et cobords cycliques, ainsi que leurs quotients, les groupes de cohomologie cyclique Hλn.
Ainsi, nous n’obtenons pas une correspondance bi-univoque entre les groupes de cohomologie cyclique et les groupes d’homologie de De Rham ; néanmoins, l’information contenue est la même, puisque, en choisissant k assez grand, les groupes de cohomologie cycliques pairs ou impairs seront respectivement égaux à la somme directe des groupes d’homologie de De Rham (pairs ou impairs).
Ce résultat suggère qu’il existe une façon canonique d’envoyer Hλp
dans Hλp+2, et c’est effectivement le cas (pour une algèbre
quelconque, d’ailleurs). En fait, on peut démontrer un résultat encore
plus fort : pour toute algèbre, on peut définir un opérateur S, souvent
désigné sous le nom de “opérateur de périodicité de Connes”, qui
envoie Cλp dans C
λp+2 – le symbole C
λ* se réferrant aux cochaines
cycliques.
Outre l’opérateur de périodicité déjà mentionné, S : Cλp → C λp+2, on considère aussi les opérateurs suivants :
On montre alors que B envoie Cn sur Cn-1, que B2 = 0 et que bB + Bb = 0. En utilisant ces deux dernières propriétés, ainsi que b2 = 0, on peut construire un bi-complexe (puisque b and B agissent dans des directions opposées) à partir duquel on peut également définir la cohomologie cyclique.
En utilisant ce dernier bi-complexe on définit aussi la “cohomologie cyclique entière” de la façon suivante. Les cocycles entiers sont des suites (ϕ2n) ou (ϕ2n+1) de fonctionnelles paires ou impaires ϕ qui doivent satisfaire à la contrainte suivante (nous ne l’écrivons que pour le cas impair) :
La cohomologie cyclique entière fournit un formalisme approprié pour l’étude de certaines algèbres non commutatives de dimension infinie apparaissant en théorie quantique des champs.
Comme nous l’avons signalé plus haut, notre propos, dans cette dernière section était simplement d’effectuer un tour rapide dans certains secteurs du zoo non commutatif, en espérant que le lecteur aura plaisir à y retourner en consultant la littérature spécialisée. Le présent ouvrage est en effet essentiellement dédié à l’étude de plusieurs aspects de la géométrie différentielle ; en l’occurence, la théorie des connexions et des espaces fibrés. Cependant, la physique du vingtième siècle n’est (n’était !) pas seulement courbe : elle est (était) aussi quantique. Il eût donc été dommage de passer sous silence ces quelques développements récents — et passionnants — des mathématiques, qui généralisent les notions habituelles et quasi intuitives de la géométrie “ordinaire” (celle des espaces) au monde, encore un peu mystérieux, des espaces non commutatifs.