1.5 Tenseurs et formes extérieures sur les espaces vectoriels

Avant de passer au cas des variétés, il convient d’effectuer quelques rappels d’algèbre linéaire puisque le passage du cas vectoriel au cas des variétés s’effectue essentiellement en remplaçant un espace vectoriel unique par une famille d’espaces vectoriels “de même nature”, paramètrisée par les points de la variété.

1.5.1 Algèbre tensorielle d’un espace vectoriel

Soit E un espace vectoriel de dimension finie n sur un corps K. On note E* son dual, c’est à dire l’ensemble des formes K-linéaires sur E (applications linéaires sur E à valeurs dans le corps de base, qu’on suppose commutatif). En terme de composantes, soit {eμ} une base de E, et {eμ} la base duale correspondante de E*, on a

eμ[e  ] = δμ
    ν    ν
δνμ désigne le symbole de Kronecker (1 si μ = ν et 0 si μν).

L’espace vectoriel E de référence étant choisi, on écrira (comme le font toujours les physiciens) les vecteurs de base avec des “indices en bas” et les composantes avec des “indices en haut”. Bien entendu, la convention est opposée pour ce qui concerne l’espace vectoriel dual. Par ailleurs nous adoptons également la “convention d’Einstein”, c’est à dire que nous effectuons toujours une sommation (le signe somme étant sous-entendu) sur les indices répétés, lorsque l’un des indices est en position haute et l’autre en position basse. Nous avons déjà utilisé cette convention dans les sous-sections précédentes. Cette convention allège considérablement l’écriture des formules.

Nous n’adopterons pas, dans cet ouvrage, la notation dyadique chère à Dirac utilisant des bra et des ket car elle est peu usuelle en géométrie mais il est peut-être utile d’y consacrer quelques lignes. Avec cette notation, les éléments d’un certain espace vectoriel E choisi une fois pour toutes sont notés avec des “kets”, par exemple |vet les éléments du dual avec des “bras”, par exemple σ|. L’évaluation d’une forme sur un vecteur se note ainsi naturellement sous forme de “bracket” σ|v. La relation précédente caractérisant la dualité entre une base de E et une base de E* s’écrira donc

  μ        μ
⟨e |eν⟩ = δν
On évalue ici une forme sur un vecteur et on obtient donc un nombre.

Par contre, la quantité |eν⟩⟨eμ| désigne une application linéaire de E dans E puisque |eν⟩⟨eμ|e ρ= |eνδρμ = |e ρ. Ainsi, en prenant |v= vρ|e ρ, on obtient |eν⟩⟨eμ|v= vμ|e ν. Pour les mêmes raisons, l’écriture |v⟩⟨σ| désigne un opérateur (alors que σ|vdésigne un nombre).

L’identification des vecteurs de E avec des applications de K dans E v E on associe l’application λ K λv E) permet de bien comprendre cette dualité et l’intérêt de la notation dyadique.

Si on se souvient “qui est qui”, et si on fait attention à l’ordre des termes, on peut simplifier les notations à l’extrême et ne noter ni les produits tensoriels, ni les symboles | ou |. On écrira ainsi parfois de façon un peu provocante les éléments de E sous la forme

       μ
v = eμv
(avec vμ I R) et les composantes à droite des vecteurs. On écrira parfois de même les éléments du dual E* sous la forme
σ = σμeμ
(avec σμ I R) et les composantes à gauche des formes linéaires. Si on ne note explicitement ni les produits tensoriels ni les évaluations des formes sur les vecteurs, on voit que σv = σμ(eμe ν)vν = σ μδνμvν = σ μvμ est un nombre. Par contre est un opérateur (on pourrait l’écrire v σ E E*), plus précisément = eμ(vμσ ν)eν.

L’ordre adopté ci-dessus (le fait d’écrire les composantes —qui sont pourtant des nombres !— à droite des vecteurs, etc) est particulièrement adapté aux généralisations non commutatives de la géométrie différentielle – cela vient du fait qu’en Occident, nous écrivons de gauche à droite !– mais rappelons nous que, bien entendu, en géométrie ordinaire “commutative” (celle qui nous intéresse ici), on peut toujours écrire v = eμvμ = vμe μ. Un dernier mot de mise en garde : lorsqu’on veut insister sur le fait que le vecteur eμ désigne une dérivation μ, il est préférable – pour ne pas se tromper ! – d’écrire les composantes du côté gauche. Il en va de même en géométrie non commutative où champs de vecteurs et dérivations d’algèbre sont de toute façon des concepts différents puisque les premiers forment un module sur l’algèbre associative des “fonctions” alors que les dérivations ne forment un module que sur le centre de cette algèbre. Aucune ambiguïté n’est donc possible dans ce cadre plus général.

On note E l’algèbre tensorielle sur E c’est à dire la somme directe p=0EpEp désigne la puissance tensorielle d’ordre p de E, c’est à dire encore l’ensemble des applications multilinéaires d’ordre p sur E*. Soit T Ep alors on peut écrire

T = T μ1μ2...μpeμ1 ⊗ eμ2 ⊗ ...⊗ e μp
Les éléments de E sont encore appelés tenseurs contravariants (d’ordre p s’ils appartiennent à Ep). Bien entendu, cet ensemble est non seulement un espace vectoriel (de dimension infinie, les Ep étant de dimension (dimE)p mais encore une algèbre pour le produit tensoriel. On peut ne pas écrire le symbole explicitement dans l’expression précédente du tenseur T, car “what else could it be ?”, auquel cas,
T  = T μ1μ2...μpe μ1eμ2 ...eμp
De la même façon, on note E* l’algèbre tensorielle sur E* c’est à dire la somme directe p=0E*pE*p désigne la puissance tensorielle d’ordre p de E*, c’est à dire encore l’ensemble des applications multilinéaires d’ordre p sur E. Soit T E*p alors on peut écrire
T = T μ1μ2...μpeμ1eμ2 ...e μp
Les éléments de E* sont encore appelés tenseurs covariants (d’ordre p s’ils appartiennent à E*p).

Bien entendu, nous pourrons considérer des tenseurs p-fois contravariants et q-fois covariants (éléments T de Ep E*q) et pour rester cohérents avec nos notations, nous écrirons les produits tensoriels des vecteurs de E à gauche de ceux de E*, c’est à dire

T = T μν11νμ22......νμqpeμ1eμ2 ...eμpeν1eν2 ...eνq
ou même encore
                  μ μ ...μ  ν  ν     ν
T = eμ1eμ2 ...e μpT ν11ν22...νqpe 1e2 ...eq
On pose E*0 = E0 = I R.

1.5.2 Algèbre extérieure d’un espace vectoriel. Produit extérieur

On notera Λk(E*) l’espace vectoriel des formes k-linéaires alternées sur E. Rappelons que T E*k est alternée lorsque T(v 1,,vi,vj,,vk) = 0 dès que vi = vj,ij. Il est équivalent de dire (si le corps de base n’est pas de caractéristique 2) que T est antisymétrique, c’est à dire que T(v1,,vi,vj,,vk) = -T(v1,,vj,vi,,vk). On dit aussi que T est une forme extérieure d’ordre k et que Λ(E*) est l’algèbre extérieure construite sur E*.

L’antisymétriseur Alt

Le groupe symétrique Sk des substitutions sur k éléments opère de façon évidente sur les k-uplets de vecteurs. Soit s Sk

s.(v1,v2,...,vk) = (vs(1),vs(2),...,vs(k))
Grâce à cette action, on peut définir un opérateur Alt qui projette les tenseurs covariants d’ordre k sur les formes k-linéaires antisymétriques
|----------∑-----------|
|AltT =  1k!  s∈S ϵsT os|
----------------k-------
ϵ désigne la parité de la substitution s. On peut vérifier les propriétés suivantes du projecteur Alt. Tout d’abord, c’est effectivement un projecteur de E*p sur Λp(E*), par ailleurs, si ω,η et θ désignent trois tenseurs de E, alors Alt(Alt(ω η) θ) = Alt(ω Alt(η θ) et on peut donc écrire cette quantité sous la forme Alt(ω η θ). La présence du k! dans la définition de Alt est indispensable pour que la propriété précédente d’associativité soit vérifiée.
Le produit extérieur

Soient ω Λk(E*) et η Λp(E*). On définit Le produit extérieur ,

|------------------------------------|
|ω ∧ η = (kk+!pp)!! Alt(ω ⊗  η) ∈ Λk+p (E *)
-------------------------------------

Propriétés :

est associatif et distributif à droite et à gauche sur +

η = ω = a(ω η) avec a I R

ω η = (-1)(pk)η ω En particulier, si ω est impaire, ω ω = 0

Ces propriétés font de Λ(E*) = k=0nΛk(E*) une algèbre super-commutative (une algèbre commutative Z Z2-graduée).

De plus, si ω Λk(E*), η Λp(E*) et θ Λq(E*), alors

            (k +-p +-q)!
ω ∧ η ∧ θ =    k!p!q!   Alt (ω ⊗  η ⊗ θ)

La présence des diverses factorielles dans les expressions ci-dessus, aussi bien dans la définition de Alt que dans celle du produit extérieur, disparaît dans bien des cas ; par exemple, le lecteur pourra se convaincre que si {θμ} désigne une base de 1-formes, les définitions précédentes conduisent aux expressions suivantes :

θ1 ∧ θ2 = θ1 ⊗ θ2 - θ2 ⊗ θ1
et
  1   2    3    1    2    3   2    3    1    3   1    2
θ  ∧ θ  ∧ θ =  θ ⊗  θ ⊗ θ  + θ  ⊗ θ  ⊗ θ +  θ ⊗ θ  ⊗ θ
               - θ2 ⊗ θ1 ⊗ θ3 - θ1 ⊗ θ3 ⊗ θ2 - θ3 ⊗ θ2 ⊗ θ1

Il faut signaler ici qu’il existe une autre définition du produit extérieur où les membres de droite des expressions précédentes sont respectivement multipliés par 12! et 13! La définition adoptée ici est telle que si {eμ} désigne une base de l’espace vectoriel considéré et {θμ} la base duale correspondante, nous avons

θ1 ∧ θ2 ∧ ...∧ θn(e1,e2,...,en) = 1
Dépendance et indépendance linéaire des formes extérieures

Désignons par {θμ} μ∈{1,2n} une base de E*. Considérons un monôme tel que θμ1 θμ2 θμk. Par suite de l’antisymétrie du produit extérieur, il est clair qu’une telle expression est nulle dès qu’un vecteur de base est répété deux fois (c’est une autre façon de dire qu’un tenseur complètement antisymétrique est nul dès que deux indices sont répétés). Par ailleurs, deux monômes de ce type qui ne diffèrent que par l’ordre des termes sont soit égaux, soit opposés. On peut donc supposer que les indices sont ordonnés de la façon suivante : 1 μ1 < μ2 < < μk n. Enfin, il est facile de voir que toute forme extérieure d’ordre k, c’est à dire tout élément de Λk(E*) peut se décomposer sur des monômes de ce type. La dimension de l’espace vectoriel Λk(E*) est donc ( kn). Bien entendu, lorsque k > n, toute forme extérieure est nulle (deux indices sont alors automatiquement répétés !). La dimension de l’algèbre extérieure est donc Σk=0n kn = 2n. Pour conclure ce paragraphe, citons sans démonstration (mais elle est facile) le petit résultat bien utile suivant : Les formes linéaires ω12,p sont indépendantes si et seulement si leur produit extérieur ω1 ω2 ωp est non nul.

Ecriture des formes extérieures

Une forme extérieure ω d’ordre k peut s’écrire de trois façons possibles. Tout d’abord, on peut la considérer comme un tenseur k fois covariant, et , à ce titre, on peut la décomposer (existence et unicité) sur la base des tenseurs d’ordre k. On peut donc écrire

|-------------μ-----μ----------μ--|
ω-=--ωμ1μ2...μkθ-1-⊗-θ-1 ⊗-...⊗-θ-k-|
On peut aussi la décomposer sur la base des formes extérieures θμ1 θμ2 θμk, à condition d’ordonner les indices (sinon, la famille précédente est génératrice mais n’est pas libre et donc n’est pas une base !).
         ∑
ω =             ωμ1μ2...μkθμ1 ∧ θμ2 ∧ ...∧ θμk
     μ1<μ2<...< μk
  =  ω        θμ1 ∧ θμ2 ∧ ...∧ θμk
      |μ1μ2...μk|
La deuxième égalité utilise une notation || qui signifie que non seulement on utilise la convention d’Einstein (sommation sur les indices répétés) mais qu’on décide d’ordonner les indices.

La troisième écriture — de loin, la plus utilisée — est celle où on décompose la forme ω (toujours la même) sur la famille génératrice des formes extérieures θμ1 θμ1 θμk mais sans ordonner les indices ! Bien entendu, pour un ensemble d’indices donnés (pour un ensemble de vecteurs de base donné), k! des monômes précédents vont être égaux (ou opposés) et il faudra “corriger” le développement de ω en rajoutant un 1∕k! devant l’expression. Ainsi donc,

|--------------------------------------|
|ω = k1!  ω μ1μ2...μk   θμ1 ∧ θμ2 ∧ ...∧ θμk
----------------------------------------
Notons que la première écriture contient nk termes (et il y a unicité de la décomposition), la seconde contient n! ____ k!(n-k)! termes (et il y a unicité de la décomposition), la troisième contient nk termes (mais il n’y a pas unicité de la décomposition). Il est quelquefois utile, pour alléger les notations, d’introduire des multi-indices M = (μ1μ2μk). Alors, les deux décompositions précédentes s’écrivent
               ωM
ω =  ω|M|θM =  ---θM
                k!

1.5.3 Produit intérieur d’une forme par un vecteur

Soit E un espace vectoriel et Λ(E*) l’algèbre extérieure sur son dual. Nous avons défini précédemment le produit extérieur, qui est une loi de composition interne à l’algèbre extérieure. Au contraire, l’opération que nous allons maintenant définir, le produit intérieur n’est pas un produit au sens usuel du terme, en effet, il associe, à la donnée d’une forme extérieure ω d’ordre k (un élément de Λk(E*)) et d’un vecteur v (un élément de E) une autre forme différentielle, mais maintenant d’ordre k - 1, c’est à dire un élément de Λk-1(E*). Cette nouvelle forme est simplement obtenue en “contractant” ω et v, plus précisément, en écrivant

---------------------------------------------
|                                           |
-[ivω](v1,v2,...,vk-1)-=-ω(v,v1,v2,...,vk--1)-
c’est à dire encore, en terme de composantes et en notant α = ivω,
                μ
α μ1,μ2,...,μk-1 = v ωμ,μ1,μ2,...,μk-1
Cette opération est quelquefois notée vω au lieu de ivω.

Il résulte de l’antisymétrie des formes extérieures que deux opérations iv et iw anticommutent, en particulier, le carré de l’opération iv est nul :iviwω = -iwivω et ivivω = 0, ce qu’on écrit simplement

|---------------------------|
-iviw-=--- iwiv-et---iviv-=-0-|
Le produit intérieur est une antidérivation de l’algèbre extérieure, c’est à dire que pour ω1 Λk1(E*) et ω 2 Λk2(E*), nous avons un analogue Z Z 2-gradué de la règle de Leibniz
|---------------------------------------------|
|iv(ω1 ∧ ω2 ) = iv(ω1 ) ∧ ω2 + (- 1)k1ω1 ∧ iv(ω2)
----------------------------------------------
En particulier, si v = eμi est un vecteur de base et si ω est égal au produit extérieur d’un certain nombre de vecteurs de la base duale, l’expression précédente donne simplement :
i(e )σμ1 ∧ ...∧ σμj ∧ ⋅⋅⋅ ∧ σμk = (- 1)j-1σμ1 ∧ ...∧ ^σμj ∧ ...σμk si  i = j
   μi
                               = 0   si  i ⁄∈ {μ1, μ2,...,μk}
où le symbole ^ désigne l’omission du symbole au dessus duquel il est situé.

1.5.4 Transformation du produit extérieur et du produit intérieur par endomorphismes

Soit f~ un endomorphisme de l’espace vectoriel E et soit f~ l’endomorphisme dual (aussi appelé transposé). Rappelons ce que cela signifie : f~ est une application linéaire de E dans E et f~ est une application linéaire du dual E* dans lui-même définie comme suit : soient v E et θ E*, alors f~(θ)(v) = θ(f ~(v)), c’est à dire encore f~(θ) = θof ~. On peut alors vérifier aisément que

 ~            ~       ~
f (ω ∧ η) = f  (ω) ∧ f (η )
et que
if~(v)(ω ) = ivf ~(ω )
Remarque sur les notations : celle utilisant * et non ~ est beaucoup plus utilisée ; cela dit, le symbole * est “trop” utilisé et peut quelquefois prêter à confusion puisqu’il peut aussi bien désigner la conjugaison complexe, la dualité de Hodge, qu’une involution quelconque... Par ailleurs le “tilde” est sous-employé (il désigne traditionnellement l’expression matricielle de f~), il en va de même de la “flèche”. Dans le cadre de cet ouvrage, nous écrirons indifféremment f* = f~ = -→
 f et f* = f~ = ←-
f. Notons pour finir que la notation f ~ est en général inutile dans le cas des espaces vectoriels puisqu’on peut écrire tout simplement f = f~, mais dans le cas des variétés, nous verrons que ff~f~ !