1.4 Champs de vecteurs

1.4.1 Notions élémentaires et intuitives

Avant de donner une définition générale des vecteurs et champs de vecteurs, définition qui pourrait sembler assez abstraite de prime abord, nous souhaitons motiver quelque peu cette définition. Le lecteur est déjà supposé être familier de la notion élémentaire de vecteur, à savoir une classe d’équivalence de bi-points parallèles et de même sens, dans l’espace affine I Rn. Un champ de vecteurs de I Rn, au sens élémentaire du terme, est donc une application qui, à tout point de I Rn – considéré comme espace affine – associe un vecteur de I Rn –considéré comme espace vectoriel. Intuitivement, on a une “flèche” en tout point ; on peut penser à l’exemple du champ des vitesses d’un solide en mouvement, mais on peut aussi penser au champ magnétique en tout point de l’espace, etc. En physique – mais aussi, comme nous allons le voir, en mathématiques – un vecteur peut être considéré comme un “petit déplacement”. Soit M une variété différentiable, f une fonction différentiable ainsi que P et Q deux points de M. Si M était un espace affine (comme I Rn), cela aurait un sens de considérer la différence de Q et de P, puisque cette différence définirait simplement le vecteur -→
P Q = Q - P. On pourrait aussi (mais on peut de toutes façons) considérer la différence f(Q) - f(P) des valeurs prises par f en Q et P. Dans le cas de M = I Rn et lorsque Q (coordonnées x) tend vers P (coordonnées x), le théorème des accroissement finis (ou celui de Taylor) nous dit que 1 f(x) - f(x) = (x′- x)i∂∕∂xif(x) + = vi∂∕∂xif(x) + où les nombres vi = (x′-x)i ne sont autres que les composantes du vecteur -→
P Q = Q-P dans le repère où P et Q ont des composantes xi et xi. Dans le cas des variétés, l’expression (x′- x)i∂∕∂xif(x) a encore un sens. En effet, choisissons tout d’abord une carte, et notons v la quantité v = vi∂∕∂xi. Si x(P) sont les coordonnées de P dans le domaine de la carte x, on pourra considérer la quantité

|-----------------|
|v[f] = vi-∂if(x) |
----------∂x------
qui nous décrit la variation - au premier ordre – de f dans ce que nous avons envie d’appeler la direction v. La quantité précédente v[f] est elle-même une fonction, qui, lorsqu’elle est évaluée au point P nous fournit un nombre v[f](P).

1.4.2 Vecteurs, espace tangent et champs de vecteurs

Dans le cas des variétés, il est clair que les vecteurs ne peuvent pas être définis comme des bi-points (ou des classes d’équivalences de bi-points), par contre, rien ne nous empêche d’utiliser leur propriété de machine-à-fabriquer-des-dérivées-partielles pour les définir de façon générale. Dans le domaine d’une carte x, un champ de vecteurs sera donc défini comme un opérateur de différentiation d’ordre 1 à savoir

      i ∂
v = v ---i
      ∂x
Cet opérateur agit sur les fonctions f C(M) pour donner d’autres fonctions (puisque v[f] C(M)). Le champ de vecteurs v ainsi défini est indépendant de la carte choisie.

L’opérateur différentiel d’ordre 1 noté v = vi∂∕∂xi est un champ de vecteurs car les vi sont des fonctions sur M alors que v(P) = vi(P)∂∕∂xi est un vecteur au point P, de composantes vi(P).

En géométrie élémentaire des courbes, la tangente en P à une courbe (différentiable) est définie comme limite des sécantes PQ lorsque Q tends vers P ; cela signifie que les vecteurs - →
P Q tendent vers un vecteur tangent à la courbe. En géométrie des variétés différentiables, on pourrait faire de même, à condition de plonger notre variété (par exemple la sphère usuelle S2) dans un espace plus grand (par exemple I R3) et voir ainsi, un vecteur de S2 comme un vecteur tangent à la sphère (et donc “sortant” de celle-ci) ; mais une telle contrainte serait précisément contraire à l’idée même du calcul intrinsèque sur les variétés, calcul qui se veut, justement, indépendant de l’existence de plongements possibles. La définition adoptée précédemment est bien indépendante de la présence d’un espace affine ambiant, mais il est néanmoins commode, pour l’intuition, de visualiser nos vecteurs de façon élémentaire et d’adopter une terminologie qui nous rappelle des situations bien connues. Pour ces raisons, un vecteur de la variété M en un point P est souvent appelé vecteur tangent en P, l’ensemble de ces vecteurs se note T(M,P) ou encore TP M et est désigné sous le nom de espace tangent à M en P ; on a donc un espace tangent en chaque point de la variété. L’ensemble des vecteurs eux-mêmes (tous les vecteurs), se note T(M) ou simplement TM et est appelé l’espace tangent à M ou encore, pour une raison qu’on expliquera ultérieurement le fibré tangent à M (“tangent bundle”). Un élément de TM est donc la donnée (P,u) d’un point de M et d’un vecteur en ce point. Attention, il faut bien distinguer les notions de vecteur en un point et de champs de vecteurs (mais nous allons très souvent oublier cette distinction). L’ensemble des champs de vecteurs se note ΓTM. Notons que cet espace est un espace vectoriel (de dimension infinie), et T(M,P) est un espace vectoriel de dimension n (supposant que M est elle-même de dimension n), alors que TM n’est pas un espace vectoriel du tout (on ne peut pas additionner un vecteur en P avec un vecteur en Q !). On verra que TM, que l’on peut considérer comme une collection d’espaces vectoriels paramètrisés par les points de M, possède la structure d’espace fibré vectoriel (cette structure sera définie et étudiée plus loin). Notons que l’espace TM est lui-même une variété différentiable. Supposons que M soit une variété de dimension n, un point P de M est en effet caractérisé (dans une certaine carte) par n composantes xμ et un “point” (c’est à dire un élément) de TM consistera en la donnée d’un couple (P,u) M × T(M,P) c’est à dire 2n nombres (n nombres xμ et n composantes du vecteur u dans une base choisie de l’espace vectoriel T(M,P). Ainsi TM est une variété de dimension 2n. Intuitivement, on peut se représenter par exemple TS2 comme la donnée d’une infinité de plans tangents collés à la sphère ; il s’agit, dans ce cas d’une variété de dimension 4.

1.4.3 Règle de Leibniz

Soit v un champ de vecteurs. Il pourra donc s’écrire localement (c’est à dire dans une certaine carte) v = vμ∂∕∂xμ. Si f et g désignent deux fonctions sur M, il est clair que

-∂--      --∂-        --∂-
∂xμ[fg ] = ∂x μ[f]g + f∂x μ[g]
Par conséquent on aura plus généralement :
|---------------------|
|v[fg] = v[f ]g + f v[g ]|
----------------------
On retrouve la règle usuelle de dérivation d’un produit. De façon générale, si A est une algèbre associative, on dit que v est une dérivation, lorsque v est une application linéaire (un “opérateur”) de A dans A telle que v[fg] = v[f]g + fv[g] avec f,g A. Les champs de vecteurs sont des dérivations de l’algèbre associative (et commutative) C(M). On pourrait d’ailleurs les définir directement par cette propriété. En d’autres termes, ΓTM = DerC(M).

1.4.4 Crochet de deux champs de vecteurs

Notons que le produit de deux vecteurs n’est pas un vecteur (produit défini par composition de l’action des vecteurs sur les fonctions) mais un opérateur différentiel d’ordre 2. En effet, soient v = vμ∂∕∂xμ et w = wν∂∕∂xν deux champs de vecteurs (attention les vμ est les wν n’ont aucune raison d’être constants dans la carte choisie). Alors, (vw)[f] = v[w[f]] = v[wν∂∕∂xν[f]] = vμ∂∕∂xμ[wν∂∕∂xν[f]] = vμ∂∕∂xμ[wν]∂∕∂xν[f]+vμwν2∕∂xμ∂xν[f] Par contre, le commutateur (notation crochet) de deux champs de vecteurs, défini par

|-----------------|
|[v, w] = vw - wv  |
------------------
est un champ de vecteurs. Pour s’en convaincre, il suffit de vérifier que c’est bien un opérateur différentiel d’ordre un. Le petit calcul précédent montre immédiatement que les dérivées secondes disparaissent lorsqu’on calcule la différence et qu’il reste
[v, w][f ] = (vw )[f] - (wv )[f] = (v μ-∂-[w ν]-∂--  wμ--∂-[vν]-∂--)[f ]
                                  ∂xμ     ∂xν      ∂x μ    ∂x ν
La définition précédente du crochet [v,w] = vw - wv de deux champs de vecteurs implique de façon immédiate les deux propriétés suivantes :

Antisymétrie

|---------------|
-[u,v] =-- [v,u]|
Identité de Jacobi
|-----------------------------------|
[u,[v,w ]] + [v,[w, u]] + [w,[u,v]] = 0
-------------------------------------
Une algèbre (évidemment non associative) où les éléments vérifient ces deux identités est appelée une algèbre de Lie. Notons qu’une algèbre de Lie est, en particulier, un espace vectoriel. Nous pouvons donc conclure ce paragraphe en disant “l’ensemble des champs de vecteurs est une algèbre de Lie (de dimension infinie)”.

1.4.5 Repère naturel associé à une carte

On appelle repère sur U M, la donnée, en chaque point P U, d’une base de l’espace vectoriel tangent en P. Un repère est en général “local”, c’est à dire qu’on n’essaye pas, ou qu’on ne peut pas choisir U = M. Si xμ(P) désignent les composantes de P dans une carte locale (U,x), on a déjà vu que des vecteurs quelconques en P ou dans un voisinage de P peuvent se décomposer sur les vecteurs ∂∕∂xμ. En d’autres termes, l’ensemble des

|-------------|
eμ = { ∂∕∂x μ}|
---------------
fournit un repère. Ce repère est appelé repère naturel associé à la carte x ou aux coordonnées xμ (“coordinate frame”). Par suite de la propriété de commutativité des dérivées partielles, il est évident que 2∕∂xμ∂xν - 2∕∂xν∂xμ = 0. En d’autres termes, si {eμ} désigne le repère naturel associé à la carte xμ, on a
[e ,e  ] = 0
 μ   ν
Une telle propriété caractérise, en fait, les repères naturels.

1.4.6 Changement de carte

Soit P M y(P) I Rn un nouveau système de coordonnées. Si x désigne l’ancien système, on notera également y : I Rn↦→I Rn les fonctions de changement de carte, on écrira donc y(P) = y(x(P)). Le repère naturel associé aux coordonnées x est eμ = {∂∕∂xμ}, celui associé aux coordonnées y est eμ = {∂∕∂yμ}. Nous savons (depuis le secondaire) comment calculer la dérivée d’une fonction composée, et donc

|-∂----∂yν-∂--|
|∂xμ = ∂xμ∂yν |
--------------
ce qui, avec d’autres notations, s’écrit
      ∂yν- ′
eμ =  ∂xμ eν
Notation

Il est souvent commode de noter tout simplement μ les vecteurs du repère naturel {eμ = ∂∕∂xμ} associés à la carte xμ. La décomposition d’un vecteur quelconque v suivant ce repère s’écrit v = vμ μ, où les vμ sont des nombres réels.

1.4.7 Repères mobiles (repères quelconques)

Dans un espace vectoriel, nous savons que les changements de base sont décrits par des matrices “de passage” qui ne sont autres que des matrices inversibles Λαμ quelconques. En géométrie différentielle, nous pouvons bien entendu faire de même, à ceci près que la matrice Λαμ peut maintenant dépendre du point de la variété. En d’autres termes, on a des matrices de passage dont les éléments sont des fonctions sur la variété. Supposons que nous nous trouvons dans le domaine d’une carte et que {μ} désigne le repère naturel associé. Ce repère, au point P, constitue une base de l’espace tangent en P. Mais rien ne nous empêche de choisir une autre base au même point. Si Λαμ désigne une matrice inversible en P, alors la famille de vecteurs {eα = Λαμ μ} est une autre base de l’espace tangent TpM, c’est à dire un repère au point P. Un tel repère est couramment désigné sous le nom de repère mobile. Notons qu’il n’y a aucune raison, a priori, pour que ce repère coïncide avec le repère naturellement associé à une autre carte que celle des xμ ; pour que cela soit le cas, il faudrait qu’on puisse trouver une solution locale yα au système d’équations ∂yα∕∂xμ = (Λ-1) μα) où Λ-1 désigne la matrice inverse de la matrice Λ. Le théorème garantissant l’existence de solutions pour une équation différentielle aux dérivées partielles nous assure seulement l’existence d’une telle solution yμ(xν)) le long d’une ligne, mais pas dans un voisinage ouvert de la variété.

Soit {eα} un repère mobile. Nous avons déjà vu que le crochet (commutateur) de deux champs de vecteurs est un champ de vecteurs. En particulier [eα,eβ] est un champ de vecteurs qui, évalué au point P, appartient à l’espace tangent en ce point et peut donc se décomposer sur une base de l’espace tangent en P. On écrira donc

               γ
[eα,eβ](P ) = f αβ(P )eγ(P )
ou, plus simplement
|----------γ----|
-[eα,eβ-] =-fαβeγ-
où les fαβγ sont des fonctions sur la variété qu’on appelle fonctions de structure du repère mobile (on ne doit pas les appeler constantes de structure car, précisément, elles ne sont pas constantes en général !).

Par ailleurs, on posera souvent α = eα même s’il n’existe pas de système de coordonnées {yα} tel que α soit le repère naturel associé. Le lecteur doit donc se méfier de cet abus d’écriture pourtant commode : il est des cas où α et β ne commutent pas !