4.1 Connexions dans un fibré principal

4.1.1 Motivations

On veut donner un sens à l’idée de vouloir “garder un repère fixe” ou de “transporter son repère avec soi” ; il s’agit là d’une notion intuitive qui n’a, a priori, pas de sens lorsqu’on se déplace sur une variété différentiable quelconque munie de sa seule structure de variété. Intuitivement, on souhaite disposer d’un moyen d’assujettir le déplacement d’un repère choisi (déplacement qui a donc lieu dans l’ensemble des repères) lorsqu’on déplace l’origine de ce repère dans l’espace qui nous intéresse. Puisque nous avons maintenant à notre disposition la notion d’espace fibré, nous nous plaçons dans le fibré des repères correspondant à une variété M (la base du fibré en question) et nous souhaitons donc pouvoir disposer d’une méthode nous permettant d’associer, à tout chemin allant du point P au point Q sur la base, et à tout repère au point P, un certain chemin dans l’espace des repères. Choisir d’une telle méthode revient précisément à choisir ce qu’on appelle une connexion dans le fibré principal des repères linéaires. Le mot “connexion” – en anglais “connection”– est bien choisi puisqu’il nous permet effectivement de connecter (de comparer) des vecteurs (plus généralement des éléments d’un fibré associé) situés en des points différents de la variété. Le cas de l’espace affine Rn est très particulier puisqu’on peut disposer là de repères globaux permettant de comparer des vecteurs situés en des points différents ; il existe d’autres variétés pour lesquelles cette propriété est également valable et où le choix d’un repère mobile global est possible : ce sont les variétés parallèlisables déjà mentionnées dans le chapitre précédent. Nous allons, dans un premier temps, définir la notion de connexion de façon infinitésimale, comme étant un moyen d’associer un déplacement infinitésimal dans l’espace des repères à un déplacement infinitésimal du point de base (c’est à dire du point où le repère est situé). En fait, la seule structure utilisée dans la définition de la notion de connexion est celle de fibré principal et tout ce qu’on écrira aura encore un sens si on remplace le fibré des repères par un fibré principal quelconque (cela dit, il est bien commode de visualiser les choses en utilisant des repères, nous nous permettrons donc d’utiliser le mot “repère” pour désigner un élément d’un espace fibré principal quelconque).

4.1.2 Distributions horizontales équivariantes

Soit P le fibré principal des repères linéaires de la variété M, avec groupe structural GL(n). Soit e P un repère au point PM (attention e ne désigne pas l’élément neutre de G !). L’espace tangent T(P,e), tangent à P en e est, intuitivement, l’ensemble des déplacements infinitésimaux de repères, issus du repère e. Nous savons déjà nous déplacer dans la direction verticale puisque cela correspond à un déplacement infinitésimal induit par l’action du groupe GL(n) : on fait “tourner” le repère e sans faire bouger le point P. Le sous espace vertical V (P,e) est donc déjà bien défini. Une connexion sera caractérisée par le choix d’un sous-espace supplémentaire à V (P,e) dans T(P,e), sous-espace qui sera bien évidemment qualifié d’“horizontal” et noté H(P,e). Par ailleurs, on veut que ce choix puisse être effectué, de façon continue et différentiable, pour tout repère, c’est à dire en tout point e de P. Enfin, on veut que ce choix soit également équivariant sous l’action du groupe structural : nous savons que GL(n) opère transitivement sur les fibres (par exemple sur les repères au point P), l’image du repère e sous l’action d’ un élément g du groupe structural est un repère e.g de la même fibre (Rg(e) = e.g) et l’application tangente dRg (Rg)* en e envoie donc l’espace tangent T(P,e) dans l’espace tangent T(P,e.g). Il est commode de noter simplement T(P,e)g = (Rg)*T(P,e) T(P,eg) puisque, formellement (ge)∕∂e = g. La propriété d’équivariance requise signifie simplement ceci : on veut que le choix de l’espace horizontal H(P,e.g) en e.g puisse également être obtenu en utilisant l’action du groupe structural sur les fibres, en d’autres termes on impose H(P,e.g) = H(P,e).g

Noter que la discussion qui précède ne dépend pas du type particulier de fibré principal considéré et le lecteur est invité à remplacer partout le groupe GL(n) par un groupe de Lie quelconque (et le mot “repère” par les mots “élément du fibré principal P”). Le choix, en tout point e d’un fibré principal P, d’un tel espace vectoriel H(P,e) supplémentaire à V (P,e), c’est à dire, T(P,e) = V (P,e) H(P,e), est désigné sous le nom de distribution horizontale  ; noter que le sens de ce mot “distribution” n’a ici aucun rapport avec celui utilisé en théorie de la mesure (la théorie des distributions !). Notre première définition d’une connexion principale est donc la suivante : c ’est la donnée, dans un fibré principal P, d’une distribution horizontale équivariante sous l’action du groupe structural.

4.1.3 Relèvement horizontal

Soit P = P(M,G) un fibré principal, on dispose donc d’une projection π : P M et donc également de son application tangente π*. Cette application linéaire envoie l’espace tangent T(P,e) sur l’espace tangent T(M,π(e)) ; en d’autres termes, elle nous permet d’associer, à tout déplacement infinitésimal d’un repère e dans l’espace des repères, le déplacement infinitésimal correspondant du point x = π(e) dans la variété M (x est le point où le repère est centré). Comme nous l’avons remarqué à plusieurs reprises, étant donnée une application d’une variété dans une autre, nous pouvons faire “voyager” les vecteurs dans la même direction –il s’agit d’un “push-forward”– et les formes dans la direction opposée (“pull-back”)

De façon générale, soit γ(t) une courbe dans M, on dira qu’une courbe Γ(t) dans P est un relèvement de γ(t) si Γ se projette sur γ (intuitivement “on” –un voyageur qui se promène sur M– s’est choisi un repère mobile quelconque en tout point du chemin qu’il suit). Supposons maintenant que nous nous sommes donnés une connexion (au sens donné dans la sous section précédente) dans le fibré principal P, nous savons donc définir l’horizontalité des vecteurs de TP ; on dira qu’un relèvement est horizontal si les vecteurs tangents au relèvement sont horizontaux. Considérons une courbe γ(t) dans M allant de P0 = γ(0) à P1 = γ(1) et son relèvement horizontal issu de e0 P, c’est à dire la courbe Γ(t) dans P. En utilisant les théorèmes habituels concernant les équations différentielles, on montre qu’il y a unicité du relèvement Γ de γ issus de e0. On dira que e1 = Γ(1) est le transporté par parallélisme de e0 le long de γ par rapport à la connexion choisie.

Nous définirons l’application de relèvement horizontal comme suit : soit x un point de M et e un repère quelconque en x (c’est à dire un élément de la fibre au dessus de x), soit vx un vecteur appartenant à l’espace tangent à M en x, on désignera par λe(vx) l’élément de l’espace tangent T(P,e) qui, d’une part, est horizontal et qui, d’autre part, se projette sur vx grâce à l’application π*. Il est bien évident que ce vecteur est unique : Il suffit de choisir un relevé quelconque de vx en e (c’est à dire un vecteur quelconque V e de T(P,e) qui se projette sur vx, puis de le décomposer en une partie verticale V ev et une partie horizontale V eh = λ e(vx) (c’est le vecteur cherché) en utilisant la décomposition de T(P,e) en deux sous-espaces supplémentaires.

La distribution horizontale n’étant pas quelconque (elle est équivariante !), l’application de relèvement horizontal n’est pas quelconque non plus : le relevé du vecteur v en eg doit coïncider avec l’image, par l’application tangente du relevé de v en e. En clair, λeg(v) = (Rg)*(λe(v)), qu’on peut écrire plus simplement

λeg(v ) = (λe (v )g )
On vient de décrire la façon dont on peut, grâce à la donnée d’une connexion, relever les vecteurs tangents de M à P. Bien entendu, à condition de travailler de façon duale, on peut faire quelque chose d’analogue avec les formes différentielles. Plus précisément, le “pull-back” de la projection π est défini sur les vecteurs cotangents à M et à valeurs dans le fibré cotangent de P. La donnée d’une connexion (et donc de l’application de relèvement horizontal) permet, à l’inverse, de projeter les formes de T*P sur les formes de T*M.

Toute cette discussion peut être résumée à l’aide de la figure ci-dessous.



Figure 4.1: Relèvement horizontal et connexion


4.1.4 Forme de connexion

Il existe plusieurs façons de définir la notion de connexion et nous venons d’en mentionner deux (distribution horizontale équivariante et application de relèvement horizontal) dont l’interprétation géométrique est intuitive ; en pratique, cependant, c’est une troisième méthode qui va nous permettre de traduire cette notion sous forme analytique. Nous supposons donc donnée sur l’espace fibré principal P = P(M,G) une distribution horizontale équivariante. La forme de connexion ω est une forme sur P et à valeurs dans l’algèbre de Lie 𝔤 du groupe structural (nous verrons que cette forme doit, en outre, être équivariante). Elle est définie comme suit. Soit e un élément de P (un repère de M), et Xα une base de Lie(G). Nous décomposons l’espace tangent T(P,e) en un sous espace vertical Tv(P,e) = V (P,e) engendré par les champs fondamentaux Xˆα et un sous espace horizontal Th(P,e) = H(P,E) défini par la donnée de la distribution horizontale. On pose

ωe( ˆX α(e)) = Xα
              h
   Ker ωe =  T (P, e)

Ainsi donc, on peut décomposer tout vecteur V T(P,e), comme suit : V = V α ˆ
X α(e) + V h avec V h H(P,e) et ω(V ) = V αX α. La forme ω est donc bien définie. Sa signification est claire : si on effectue un déplacement infinitésimal du repère e (sans changer l’origine), on associe à ce déplacement la rotation infinitésimale V αX α correspondante ; si, au contraire, on effectue un déplacement infinitésimal du repère e en déplaçant l’origine mais sans faire “tourner” le repère, on obtient ω(V ) = 0. Bien évidemment, on peut analyser les choses différemment en décidant que la connexion est définie par la forme de connexion ω, la rotation du repère e lors d’un déplacement infinitésimal V étant précisément mesurée par la rotation infinitésimale ω(V ) et ceci donne alors un sens au verbe “tourner”. La distribution horizontale étant équivariante, il s’ensuit que les noyaux de ω en e et en eg,g G sont reliés par

Ker ωeg = (Ker  ωe)g
Ici encore, l’application tangente est simplement notée g.

Nous reviendrons un peu plus loin (en 4.3.6) sur la théorie des connexions dans les fibrés principaux mais nous allons, pour des raisons aussi bien pédagogiques (c’est plus simple !) que pratiques (on mène en général les calculs sur la base), passer à une expression locale de la forme de connexion, puis, à partir de là, développer la théorie dans les fibrés vectoriels associés.

4.1.5 Ecriture locale de la forme de connexion : le potentiel de jauge

Le fait que tout fibré principal soit localement trivial va nous permettre - moyennant le choix d’une section locale - d’écrire la forme de connexion ω, non pas comme une forme sur P à valeurs dans 𝔤 mais comme une forme sur M à valeurs dans 𝔤. Choisissons donc une section locale M↦→eP et notons de : TM↦→TP l’application linéaire tangente. Rappelons que, si P est un fibré de repères, la section locale e(x) n’est autre qu’un repère mobile e(x) = (eμ(x)) défini dans le domaine d’un certain ouvert et que, dans le cas où P désigne le fibré des repères d’un certain “espace interne” (terminologie utilisée en physique des particules) on dira plutôt que e(x) est un choix de jauge. Supposons qu’on s’est fixé une connexion caractérisée par la forme de connexion ω, on défini le potentiel de jauge A

|---------------------------|
A-(v) =-ωe(e*(v)),--v-∈-TM---
e* de désigne l’application tangente à la section locale e.

A est donc une 1-forme sur M à valeurs dans 𝔤. Soit {Xα} une base de 𝔤 et {∂∕∂xμ} une carte locale sur M, on pourra écrire :

|---------------|
|A =  Aα Xαdx μ |
-------μ--------

En fait, il faudrait noter cet objet eA et non pas A de façon à se rappeler du fait que la définition de A dépend du choix de la section locale e mais on omet généralement d’y faire référence. Par contre, il est très important de savoir comment se transforme A lorsqu’on effectue un choix différent. Posant A = eA et A = eA, et supposant que e(x) = e(x).g(x) avec g(.) : M↦→G, nous verrons un peu plus loin que la propriété d’équivariance de ω se traduit pour A, par la propriété suivante :

|--------------------|
|A ′ = g -1Ag + g- 1dg
----------------------

Pour finir, notons qu’en pratique les calculs sont effectués sur la base M et non sur le fibré P ; en d’autres termes on préfère utiliser le potentiel de jauge A plutôt que la forme de connexion ω, quitte à devoir recoller les morceaux puisque le fibré P considéré n’est pas en général trivial et qu’il faut donc définir A sur toutes les cartes d’un atlas de M. Le potentiel de jauge A est quelquefois désigné sous le nom “pull back de la forme de connexion” et il possède des interprétations physiques variées, dépendant, bien sûr, de la nature du fibré principal P (et donc du groupe structural G). Citons quelques unes de ces interprétations ainsi que la terminologie correspondantes :

G = U(1), A est le potentiel électromagnétique (ou champ de photons)

G = SU(3), A est le potentiel chromodynamique (ou champ de gluons)

G = SU(2) × U(1), A est le potentiel du champ électro-faible (champ des bosons γ, W± et Z).

Dans le cas des théories gravitationnelles où G désigne GL(n) et plus généralement un groupe de changement de repères d’une variété de dimension n, on parle plutôt de “symboles de Christoffel” pour désigner les composantes de A ; nous y reviendrons dans la section consacrée aux connexions linéaires.

Le lecteur aura compris (chose qu’il sait sans doute depuis longtemps) que les potentiels de jauge -et la théorie des connexions en général - permettent de représenter mathématiquement toutes les forces fondamentales de la physique.